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Alors on vit ce fait extraordinaire de deux cents hommes suivant craintivement, à distance respectueuse, trois flibustiers qui, tout en marchant et en fumant pour empêcher leurs pipes de s’éteindre, ne se faisaient pas faute de les railler de leur couardise.

Le Poletais était au comble de la jubilation ; quant à don Sancho, il ne savait s’il devait s’étonner le plus de la folle témérité des Français ou de la lâcheté de ses compatriotes.

Les trois aventuriers firent ainsi on ne peut plus facilement leur jonction avec leurs compagnons, sans avoir, pendant une course assez longue, été un seul instant inquiétés par les Espagnols. Malgré les prières et les exhortations du comte à ses soldats, la seule chose qu’il obtint d’eux fut qu’ils continuassent à marcher en avant au lieu de se mettre en retraite ainsi qu’ils en avaient l’intention manifeste.

Mais, pendant que les aventuriers attiraient les soldats à leur suite et concentraient toute l’attention sur eux, il se passait une chose dont le comte s’aperçut trop tard et qui commença à lui donner de sérieuses inquiétudes sur le résultat de cette expédition.

En arrière du cercle formé par les soldats espagnols, un autre cercle s’était formé comme par enchantement, mais celui-là composé de boucaniers et de Caraïbes rouges, à la tête desquels se faisait remarquer O-mo-poua.

Les aventuriers et les Indiens avaient manœuvré avec tant d’intelligence, de vivacité, et surtout de silence, que les Espagnols étaient déjà enveloppés dans un réseau de fer avant d’avoir seulement soupçonné le danger qui les menaçait.

Le comte poussa une exclamation de rage, à laquelle les soldats répondirent par un cri de terreur.

La situation était en effet extrêmement critique pour les malheureux Espagnols, et à moins d’un miracle, il leur était littéralement impossible d’échapper à la mort.

En effet, il ne s’agissait plus ici de lutter contre quelques hommes seulement, résolus il est vrai, mais dont le nombre pouvait finir, à force de sacrifices, par avoir raison ; les flibustiers étaient au moins deux cents, et, avec leurs alliés les Caraïbes, ils complétaient un effectif de cinq cents hommes, tous braves comme des lions, trois cents de plus que les Espagnols ; ceux-ci comprirent qu’ils étaient perdus.

Arrivé au boucan, aussitôt après avoir serré la main au Poletais et l’avoir félicité sur la façon dont il avait su gagner du temps, Montbars s’occupa gravement, ainsi que ses compagnons, à remettre la poudre et les balles de leurs brûlots improvisés dans leurs récipients respectifs, jugeant probablement qu’ils étaient désormais devenus inutiles.

Pendant que le flibustier se livrait à cette occupation, doña Clara, pâle comme un cadavre, fixait sur lui des regards ardents, sans cependant oser s’approcher de lui ; enfin elle s’enhardit, fit quelques pas, et d’une voix tremblante, en joignant les mains avec prière :

— Je suis ici, monsieur, murmura-t-elle avec peine.

Montbars tressaillit au son de cette voix, son front pâlit, mais faisant un