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La rade de Port-Margot offrait en ce moment un spectacle étrange, qui ne manquait pas d’une certaine grandeur pittoresque et sauvage.

Des milliers de pirogues se tenaient sur les avirons, formant un immense cercle, dont l’escadre flibustière était le centre.

À terre, les mornes et les pointes de rochers disparaissaient littéralement sous la masse compacte et confuse des spectateurs accourus de toutes les habitations pour assister de loin à ce gigantesque et homérique festin, dont ils étaient loin de soupçonner, sous son apparence frivole, le motif sérieux.

Montbars, après avoir, par quelques mots, fait remarquer à ses amis l’affluence énorme des spectateurs qui les entouraient et combien il avait eu raison de prendre ses précautions eu conséquence, remplit sa coupe, se leva et tendant son verre :

— Frères, cria-t-il d’une voix sonore, à la santé du roi !

— À la santé du roi ! répondirent les flibustiers en se levant et choquant leurs verres.

Au même instant, tous les canons du lougre éclatèrent à la fois avec un bruit formidable ; une longue clameur partie du rivage prouva que les spectateurs s’associaient de cœur à ce toast patriotique.

— Maintenant, reprit l’amiral en s’asseyant, mouvement imité par les convives, parlons de nos affaires, et surtout parlons-en de façon à ce que nos gestes, à défaut de nos paroles, que nul ne peut entendre, ne laissent pas soupçonner ce qui nous occupe.

Le conseil commença. Alors Montbars, avec cette hauteur de vues et cette clarté d’expressions qu’il possédait, expliqua en quelques mots la situation critique dans laquelle se trouvait la colonie si l’on ne prenait pas des mesures énergiques pour la mettre en état, non seulement de se défendre, mais encore de se suffire à elle-même pendant l’absence des membres de l’expédition.

— Je comprends, dit-il en se résumant, que tant que nous n’avons eu d’autre intention que celle de chasser les taureaux sauvages, ces précautions étaient inutiles, nos poitrines étaient de sûrs remparts pour nos habitations ; mais aujourd’hui la position est changée, nous voulons nous créer un refuge inexpugnable ; nous allons attaquer les Espagnols chez eux, nous devons donc nous attendre à des représailles terribles de la part d’ennemis qui, à la façon dont nous agirons envers eux, comprendront bientôt que nous voulons demeurer seuls possesseurs de cette terre qu’ils se sont habitués à considérer comme leur appartenant légitimement ; il faut donc que nous soyons en état, non seulement de leur résister, mais de leur infliger un châtiment tel pour leur outrecuidance, qu’ils soient à jamais dégoûtés de venir de nouveau essayer de reprendre le territoire que nous avons conquis. Pour cela, il nous faut construire une ville véritable, à la place du camp provisoire qui jusqu’à présent nous a suffi ; il faut, en outre, que, à part les membres de notre association, nul étranger ne puisse s’introduire parmi nous, nous espionner et aller redire à nos ennemis nos secrets, quels qu’ils soient.

Les flibustiers applaudirent chaleureusement à ces paroles, dont ils reconnurent la vérité ; ils comprenaient enfin la nécessité de mettre l’ordre dans leur désordre et d’entrer dans la grande famille humaine, en acceptant