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par don Antonio de la Ronda, venait ainsi, par le plus grand des hasards, au moment d’atteindre le but de son voyage, de se trouver, lorsqu’il s’y attendait le moins, face à face avec fray Arsenio Mendoza, c’est-à-dire avec le seul homme en état de lui prouver péremptoirement la vérité ou la fausseté des assertions de l’espion qui avait dénoncé doña Clara à son mari.

La réputation de poltronnerie de fray Arsenio était faite de longue main parmi ses compatriotes, rien ne paraissait donc plus facile que d’obtenir de lui la vérité dans tous ses détails.

Le comte se croyait à peu près certain, en employant l’intimidation, de parvenir à faire avouer à fray Arsenio ce qu’il savait ; aussi, dès que celui-ci avait eu prononcé son nom, averti par l’espion qui galopait à son côté, don Stenio résolut-il d’effrayer le religieux et de le mettre ainsi dans l’impossibilité de résister aux ordres qu’il lui intimerait.

Nous nous plaisons à croire qu’en agissant ainsi, le comte n’avait nullement, nous ne dirons pas l’intention, mais la pensée d’en arriver avec le pauvre moine à des voies de fait toujours regrettables, mais surtout déshonorantes de la part d’un homme dans sa position ; malheureusement, devant la résistance imprévue et incompréhensible que, contre toute probabilité, lui opposa le moine, le comte se laissa emporter par la colère et malgré lui donna des ordres dont la dureté et même la cruauté ne sauraient être en aucun cas justifiées.

Après un silence de quelques secondes, don Stenio fixa un regard perçant sur le moine, comme s’il eût voulu découvrir sa pensée jusqu’au fond de son cœur, et le saisissant brutalement par le bras :

— D’où venez-vous ? lui demanda-t-il d’une voix rude ; est-ce donc la coutume que les moines de votre ordre courent la campagne à cette heure de nuit ?

— Monseigneur ! balbutia fray Arsenio, pris à l’improviste par cette question à laquelle il était loin de s’attendre.

— Voyons, voyons, reprit le comte, répondez à l’instant, et surtout pas de faux-fuyant ni de tergiversations.

— Mais, monseigneur, je ne comprends rien à cette grande colère que vous semblez avoir contre moi, je suis innocent, je vous le jure.

— Ah ! ah ! fit-il avec un rire ironique, vous êtes innocent, vive Dios ! vous vous hâtez de vous défendre avant qu’on vous accuse ; vous vous sentez donc coupable ?

Fray Arsenio connaissait la jalousie du comte, jalousie que celui-ci cachait si mal, qu’à chaque instant, quelque effort qu’il fit, elle éclatait aux yeux de tous ; il comprit alors que le secret de doña Clara avait été révélé à son mari, entrevit le péril qui le menaçait comme lui ayant servi de complice. Cependant il espéra que le comte ne connaîtrait que certains faits tout en ignorant les détails du voyage de la comtesse ; bien qu’il tremblât intérieurement à la pensée des dangers auxquels sans doute il était exposé, seul et sans défense aux mains d’un homme aveuglé par la colère et le désir de se venger de ce qu’il considérait comme une tache à son honneur, il résolut, quoi qu’il dût arriver, de ne pas trahir la confiance qu’une femme malheureuse avait placée en lui.