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— À moi ? rien du tout. — C’est juste, mais cela peut faire à d’autres, n’est-ce pas ? Et vous ne seriez pas fâché de savoir à quoi vous en tenir.

— Oh ! pouvez-vous supposer ? se hâta de dire fray Arsenio.

— Je ne suppose pas, vive Dieu ! je sais fort bien ce que je veux dire ; mais, croyez-moi, señor moine, perdez cette habitude d’interroger, surtout des boucaniers, gens qui par caractère n’aiment pas les questions : cela risquerait un jour ou l’autre de vous jouer un mauvais tour ; c’est un simple conseil que je me permets de vous donner.

— Je vous remercie, señor, je m’en souviendrai, bien que je n’aie pas eu, en vous disant cela, l’intention que vous me supposez.

— Tant mieux, faites toujours votre profit de ma recommandation.

Ainsi rebuté, le moine se renferma dans un craintif silence ; pour donner le change à ses pensées qui, nous devons le dire, n’étaient nullement couleur de rose en ce moment, il prit le chapelet pendu à sa ceinture et commença à marmotter des prières à voix basse.

Près d’une heure s’écoula ainsi sans qu’un seul mot fût échangé entre les deux hommes : le Poletais hachait du tabac en sifflotant entre ses dents, le moine priait ou du moins en avait l’air.

Enfin un léger bruit se fit entendre à une courte distance et au bout de quelques instants l’engagé parut ; un Indien le suivait, cet Indien était O-mo-poua, le chef caraïbe.

— Alerte, alerte, señor moine ! dit gaiement l’Olonnais, voilà votre guide, je vous réponds de sa fidélité ; il vous conduira en sûreté jusqu’à deux portées de fusil du hatto.

Le moine ne se fit pas répéter l’invitation : tout lui semblait préférable à demeurer plus longtemps en compagnie de ces deux réprouvés ; d’ailleurs il croyait ne rien avoir à redouter d’un Indien.

Il se leva d’un bond, remit la bride à son cheval, qui avait fait un excellent souper et avait eu tout le temps nécessaire pour se reposer.

— Señores, dit-il, dès qu’il fut en selle, je vous remercie de votre cordiale hospitalité, que la bénédiction du Seigneur soit avec vous.

— Merci, répondit en riant l’engagé, mais une dernière recommandation avant votre départ : n’oubliez pas, en arrivant au hatto, de dire de ma part à doña Clara de Bejar que je l’attends demain ici, vous m’entendez ?

Le moine poussa un cri d’effroi. Sans répondre il enfonça les éperons dans les flancs de sa monture et se lança au galop du côté où déjà le Caraïbe s’était éloigné de ce pas pressé et élastique qu’un cheval au trot ne suit que difficilement.

Les deux boucaniers le regardèrent fuir en riant aux éclats, puis, s’étendant les pieds au feu et plaçant leurs armes à portée de leurs mains, ils s’accommodèrent pour dormir, sous la garde de leurs chiens, vigilantes sentinelles qui ne les laisseraient pas surprendre.