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— Ce que je vous dis est cependant bien clair.

— Si vous daignez vous expliquer, répondit l’étranger, tout déferré, comme on disait alors, peut-être comprendrai-je, ce qui, je vous l’assure, me fera grand plaisir.

— Je ne demande pas mieux que de m’expliquer, señor, reprit l’Olonnais d’un air goguenard ; et d’abord, permettez-moi de vous faire observer que, si bien fermé que soit votre manteau, il ne l’est pas assez cependant pour qu’on ne puisse deviner l’habit de franciscain que vous portez dessous.

— Je suis en effet un religieux de cet ordre, répondit l’étranger assez décontenancé ; mais cela ne prouve pas que vous méconnaissiez.

— En effet, mais je suis certain que d’un seul mot je rappellerai vos souvenirs.

— Je crois que vous vous trompez, cher señor, et que nous ne nous sommes jamais vus.

— En êtes-vous bien sûr ?

— L’homme, vous le savez, ne peut jamais être sûr de rien ; cependant, il me semble…

— Il n’y a pourtant pas bien longtemps que nous nous sommes rencontrés ; il est vrai qu’il est possible que vous n’ayez pas fait grande attention à moi.

— Sur mon honneur, je ne sais ce que vous voulez dire, reprit le moine après l’avoir attentivement examiné pendant une minute ou deux.

— Allons, fit en riant l’engagé, j’ai pitié de votre embarras, et ainsi que je vous l’ai promis, d’un seul mot je dissiperai tous vos doutes ; nous nous sommes vus à l’île de Nièves. Vous rappelez-vous, maintenant ?

À cette révélation, le moine pâlit, il perdit contenance, pendant quelques instants il demeura comme atterré ; cependant la pensée ne lui vint pas une seconde de nier que cela fût vrai.

— Où, reprit l’Olonnais, vous avez eu un long entretien avec Montbars.

— Cependant, fit le moine avec une hésitation qui n’était pas exempte de frayeur, je ne comprends pas…

— Comment je sais tout cela, interrompit en riant l’Olonnais ; vous n’êtes pas au bout de votre étonnement alors.

— Comment, je ne suis pas au bout ?

— Bah ! señor padre, croyez-vous que je me serais donné la peine de vous intriguer pour si peu de chose ; j’en sais bien d’autres, allez !

— Comment, vous en savez bien d’autres ! s’écria le moine en se reculant instinctivement de cet homme qu’il n’était pas éloigné de croire sorcier, d’autant plus qu’il était Français et de plus boucanier, deux raisons péremptoires pour que le diable fût à peu près maître de son âme, si par hasard toutefois il en avait une, ce dont le digne moine doutait fort.

— Pardieu ! reprit l’engagé, supposez-vous par hasard que je ne connais pas le motif de votre voyage, l’endroit d’où vous venez, le lieu où vous vous rendez, et qui plus est la personne que vous allez voir ?

— Oh ! pour cela, c’est impossible, dit le moine d’un air effaré.

Le Poletais riait intérieurement de la terreur mal déguisée de l’Espagnol.