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vait son cheval et lui ôtait la bride afin qu’il pût brouter l’herbe haute et drue de la savane, ils lui avaient préparé sur une tâche une portion de viande suffisante pour calmer l’appétit d’un homme qui depuis vingt-quatre heures aurait été à jeun.

Un peu rassuré par les manières cordiales des aventuriers et prenant, dans l’impossibilité de faire autrement, bravement son parti de la situation fâcheuse dans laquelle son étourderie l’avait jeté, l’étranger s’assit entre ses deux hôtes et se mit à manger tout en réfléchissant, à part lui, sur les moyens de sortir du mauvais pas dans lequel il croyait se trouver.

Cependant les aventuriers qui, à son arrivée, avaient presque terminé leur repas, eurent fini de manger longtemps avant lui ; ils donnèrent à leurs chiens la pâture que ceux-ci attendaient avec tant d’impatience, puis ils allumèrent leurs pipes et commencèrent à fumer sans paraître s’occuper autrement de leur convive que pour lui procurer les choses dont il avait besoin.

Enfin l’étranger s’essuya la bouche et, afin de prouver à ses hôtes qu’il ne jouissait pas d’une liberté d’esprit moins grande que la leur, il prit une feuille de papier, du tabac, tordit délicatement une cigarette, l’alluma, et fuma aussi tranquillement en apparence que les boucaniers.

— Je vous remercie de votre généreuse hospitalité, señores, dit-il au bout d’un instant, comprenant qu’un long silence pourrait être interprété à son désavantage ; j’avais grand besoin de reprendre des forces, depuis ce matin je suis à jeun.

— C’est une grande imprudence, señor, répondit le Poletais, de s’embarquer ainsi, sans biscuit, comme nous disons, nous autres matelots ; les savanes sont un peu comme la mer, on sait lorsqu’on s’y engage, on ne sait jamais quand on en sort.

— Ce que vous dites est exact, señor ; sans vous j’aurais, je le crains, passé une fort mauvaise nuit.

— Bah ! ne parlez plus de cela, señor, nous avons fait pour vous ce qu’en pareille circonstance nous voudrions qu’on fit pour nous ; l’hospitalité est un devoir sacré auquel nul n’a droit de se soustraire ; d’ailleurs vous en êtes une preuve palpable.

— Comment cela ?

— Dame ! vous êtes Espagnol, si je ne me trompe, tandis que nous, au contraire, nous sommes Français ; eh bien ! nous oublions un instant notre haine pour votre nation afin de vous recevoir au foyer commun, comme tout hôte envoyé par Dieu a droit à être reçu.

— C’est vrai, señor, et je vous en remercie doublement, croyez-le bien.

— Oh ! mon Dieu, répondit le boucanier, je vous assure que vous avez tort de tant insister sur ce sujet : ce que nous faisons en ce moment est autant pour vous que dans l’intérêt de notre honneur ; ainsi, je vous en prie, señor, n’en parlons plus, cela n’en vaut réellement pas la peine.

— Pardieu ! señor, dit en riant l’Olonnais, sans que vous vous en doutiez, peut-être, nous sommes de vieilles connaissances.

— De vieilles connaissances ! s’écria l’étranger avec surprise ; je ne vous comprends pas, señor.