Page:Aimard - Les Aventuriers, 1891.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hommes qui jusqu’à ce moment étaient demeurés immobiles et comme étrangers à cet orageux entretien.

— Soit, fit-il en reprenant sa place, je me contiendrai ! Je ne vous adresserai plus qu’une question doña Clara ; m’obéirez-vous ?

Elle hésita un instant, puis, paraissant prendre une résolution suprême :

— Écoutez-moi, mon père, répondit-elle d’une voix brève mais ferme, vous l’avez dit vous-même, le moment d’une explication est venu entre nous, soit ; expliquons-nous. Moi aussi, qui suis votre fille, je suis jalouse de l’honneur de notre maison ; voilà pourquoi j’exige que vous me répondiez sans ambages et sans détours.

En parlant ainsi, soutenue seulement par l’énergie factice que lui donnait la douleur, cette jeune fille, si frêle et si délicate, était d’une beauté suprême : le corps cambré en arrière, la tête fièrement redressée, ses longs et soyeux cheveux noirs tombant en désordre sur ses épaules, et tranchant avec la pâleur marmoréenne de son visage ; ses grands yeux brûlés de fièvre, inondés de larmes qui coulaient lentement sur ses joues ; la poitrine haletante par l’émotion qui la maîtrisait, elle avait dans toute sa personne quelque chose de fatal qui semblait ne plus appartenir à la terre.

Son père se sentit ému malgré son féroce orgueil, et ce fut d’une voix moins dure qu’il lui répondit :

— Je vous écoute.

— Mon père, reprit-elle, en appuyant la main sur le dossier de son siège afin de se soutenir, je vous ai dit que je ne suis pas coupable et, je vous le répète, le comte de Barmont et moi, nous avons été secrètement unis dans l’église de la Merced à Cadix, et cela par votre ordre. Vous le savez, je n’insisterai donc pas là-dessus ; mon enfant est donc bien réellement légitime et j’ai le droit d’en être fière. Comment se fait-il donc que vous, duc de Peñaflor, appartenant à la première grandesse d’Espagne, non content de m’enlever, le jour même de notre mariage, l’époux que vous-même m’aviez choisi, vous l’avez tout à coup chassé de votre présence, et me ravissant mon enfant à l’heure de sa naissance, vous m’accusiez d’avoir commis un crime horrible et que vous prétendiez, mon premier époux encore vivant, m’enchaîner à un autre ! Répondez-moi, mon père, afin que je sache enfin en quoi consiste cet honneur dont vous me parlez si souvent, et quel est le motif qui vous rend si cruel envers une infortunée qui vous doit le jour et qui, depuis qu’elle est au monde, n’a eu pour vous qu’amour et respect.

— C’en est trop ! fille dénaturée, s’écria le duc en se levant avec colère, et puisque vous ne craignez pas de me braver aussi indignement…

Mais il s’interrompit tout à coup, et demeura immobile, tremblant de fureur et d’épouvante ; la porte de la chambre s’était subitement ouverte et un homme avait paru sur le seuil, droit et fier, l’œil ardent et la main sur la garde de son épée.

— Ludovic ! enfin ! s’écria la jeune fille en s’élançant vers lui.

Mais ses frères la retinrent dans leurs bras et la contraignirent de s’asseoir.

— Le comte de Barmont, murmura le duc.