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geurs au moment où maître Pilvois et son épouse s’enfermaient à double tour dans leur appartement.

La voiture, gardée par le cocher et un domestique, stationnait toujours devant la porte principale ; mais les trois hommes passèrent sans être aperçus.

Aussitôt que l’hôtelière avait eu quitté la chambre, le voyageur qui semblait jouir d’une certaine autorité sur ses compagnons avait ouvert la porte du cabinet, afin sans doute de s’assurer qu’il ne renfermait aucun espion aux écoutes, puis il avait pris un siège, s’était assis près du feu et avait fait signe à ses compagnons de l’imiter ; seuls les deux domestiques étaient restés debout près de la porte, les mains appuyées sur le canon de leur carabine dont la crosse reposait à terre.

Il y eut alors quelques secondes d’un silence funèbre dans cette chambre où pourtant se trouvaient réunies six personnes.

Enfin le voyageur se décida à prendre la parole, et, s’adressant à la jeune dame, qui gisait sur son siège, la tête penchée et les bras pendants :

— Ma fille, dit-il d’une voix grave, en s’exprimant en langue espagnole, le moment est venu d’une explication claire et catégorique entre nous, car il ne nous reste plus que quatre lieues à peine pour atteindre le terme de notre long voyage. J’ai l’intention de séjourner vingt-quatre heures dans cette hôtellerie afin de vous donner le temps de réparer vos forces et vous mettre en état de paraître convenablement devant celui que je vous destine.

La jeune femme ne répondit à cette sèche allocution que par un sourd gémissement.

Son père continua sans paraître remarquer la prostration complète dans laquelle elle se trouvait :

— Souvenez-vous, ma fille, que si à la prière de vos frères ici présents j’ai consenti à vous pardonner la faute que vous avez commise, c’est à la condition expresse que vous obéirez sans restriction à mes ordres et que vous ferez toutes mes volontés.

— Mon enfant ? murmura-t-elle d’une voix étouffée par la douleur ; qu’avez-vous fait de mon enfant ?

Le voyageur fronça le sourcil, une pâleur livide couvrit son visage ; mais se remettant aussitôt :

— Encore cette question, dit-il d’une voix sombre. Malheureuse ! ne jouez pas avec ma colère en me rappelant votre crime et le déshonneur de ma maison !

À cette parole la jeune fille se redressa subitement, et enlevant d’un geste brusque le loup de velours qui couvrait son visage.

— Je ne suis pas coupable, dit-elle d’une voix fière en regardant son père en face, et vous le savez bien ! car c’est vous qui m’avez présenté le comte de Barmont, c’est vous qui avez encouragé notre amour, c’est par vos ordres enfin que nous avons été mariés secrètement l’un à l’autre ! Osez soutenir le contraire !

— Silence, malheureuse ! s’écria le voyageur en se levant avec violence.

— Mon père ! s’écrièrent en se jetant au-devant de lui les deux gentils-