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de s’intéresser, aux spéculations commerciales que, sous des noms supposés, à l’exemple de ses prédécesseurs, le comte ne craignait pas de faire, et parfois même, avec cette netteté de jugement que possèdent si bien les femmes dont le cœur est libre, elle lui donnait, sur des affaires fort épineuses, d’excellents avis dont le comte profitait et avait naturellement toute la gloire.

Les choses étaient en cet état lorsque arriva l’épisode des flibustiers raconté par le mayordomo à don Sancho de Peñaflor.

Cette lutte insensée de cinq hommes contre toute une ville, lutte de laquelle ils étaient sortis vainqueurs, avait causé au comte une rage d’autant plus grande que les flibustiers avaient, en quittant la ville, emmené la comtesse avec eux pour s’en faire un otage. Il avait alors compris combien il s’était abusé en supposant que son amour et sa jalousie étaient éteints. Pendant les deux heures que la comtesse demeura absente, le comte souffrit une torture d’autant plus horrible que la rage qu’il éprouvait était impuissante et la vengeance impossible, du moins dans le présent.

Aussi, dès ce moment, le comte voua aux aventuriers une haine implacable et jura de leur faire une guerre sans merci.

Le retour de la comtesse saine et sauve, et traitée avec le plus grand respect par les aventuriers pendant qu’elle était demeurée en leur pouvoir, calma le courroux du comte au point de vue marital, mais l’insulte qu’il avait reçue en qualité de gouverneur était trop grave pour qu’il renonçât à la venger.

Dès ce moment les ordres les plus formels furent expédiés à tous les chefs de corps pour redoubler de surveillance et donner la chasse aux aventuriers partout où on les rencontrerait ; de nouvelles cinquantaines formées d’hommes résolus furent organisées, les quelques aventuriers qu’on réussit à surprendre, impitoyablement pendus. La tranquillité se rétablit, le calme et la confiance des colons, un instant ébranlés, reparurent et tout en apparence reprit l’ordre accoutumé.

La comtesse avait manifesté le désir d’aller rétablir sa santé par un séjour de quelques semaines au hatto del Rincon, et le comte, auquel son médecin avait communiqué ce désir, n’y avait rien trouvé que de fort naturel ; il avait vu assez tranquillement s’éloigner sa femme, convaincu que dans l’endroit où elle se rendait elle n’aurait aucun danger à redouter et persuadé intérieurement que cette condescendance de sa part serait appréciée par la comtesse et qu’elle lui en saurait gré.

Elle était donc partie, accompagnée seulement de quelques domestiques et esclaves de confiance, heureuse d’échapper pour quelque temps à la contrainte qu’elle était forcée de s’imposer à Santo-Domingo et nourrissant l’audacieux projet que nous lui avons vu si heureusement exécuter.

C’était une heure environ après le départ de don Sancho de Peñaflor pour aller rejoindre sa sœur au hatto del Rincon : le comte terminait son déjeuner, il se préparait à se retirer dans un boudoir intérieur pour faire la siesta, lorsqu’un huissier se présenta dans la salle à manger et, après s’être excusé de déranger en ce moment Son Excellence, il lui annonça qu’un homme qui ne voulait pas dire son nom mais qui prétendait être bien connu du gouver-