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sance à une jalousie d’autant plus féroce que, ne sachant à quoi s’en prendre, elle s’attaquait à tout.

Donc le comte était jaloux, non pas comme un Espagnol, car en général les Espagnols, quoi qu’on en dise, ne sont pas atteints de cette stupide maladie, mais comme un Italien, et cette jalousie le faisait d’autant plus souffrir que, de même que son amour, il ne pouvait la laisser voir ; de peur du ridicule, il était forcé de la renfermer soigneusement dans son cœur.

Lorsque, grâce à sa protection, ainsi que cela avait été convenu lors de son mariage avec doña Clara, dont il ignorait la précédente union avec le comte de Barmont, son beau-père, le duc de Peñaflor, fut nommé vice-roi de la Nouvelle-Espagne, et que lui obtint le gouvernement de l’île Hispaniola, le comte éprouva un sentiment de joie indicible, un bien-être immense inonda son âme ; il était persuadé qu’en Amérique, sa femme, séparée de ses amis et de ses parents, contrainte de vivre seule et par conséquent de subir son influence, en arriverait, par ennui ou par désœuvrement au pis-aller, à partager son amour, ou du moins à l’accepter ; et puis, aux îles, pas de rivalités à craindre au milieu d’une population à demi sauvage et entièrement absorbée par une passion bien autrement puissante que l’amour, la passion de l’or.

Hélas ! cette fois encore il se trompait ; doña Clara ne lui donna pas plus qu’en Espagne, il est vrai, de prétextes de jalousie, mais il ne réussit pas davantage à s’imposer à elle ; dès le premier jour de son arrivée à Santo-Domingo, elle manifesta le désir de vivre seule et retirée, livrée à des pratiques religieuses, et bon gré mal gré, le comte fut contraint, en enrageant, de se courber devant une résolution qu’il reconnut irrévocable.

Il se résigna ; cependant sa jalousie n’était pas éteinte, si l’on peut employer cette expression, elle couvait sous la cendre, une étincelle aurait suffi pour la faire renaître plus vive et plus terrible.

Cependant, à part ce léger désagrément, la vie que le comte menait à Santo-Domingo était des plus agréables. D’abord il trônait, en sa qualité de gouverneur, voyait tout le monde se courber devant sa volonté, toujours sauf sa femme, la seule peut-être qu’il eût désiré réduire. Il avait des flatteurs et tranchait du maître et seigneur suzerain avec tous ceux qui l’entouraient ; de plus, ce qui n’était nullement à dédaigner, sa position de gouverneur lui valait la perception de certains droits qui arrondissaient rapidement sa fortune à laquelle certaines folies faites pendant la première partie de sa jeunesse avaient occasionné d’assez sérieuses brèches, qu’il s’occupait, faute de mieux, à réparer le plus vite possible, de façon non seulement à les faire complètement disparaître, mais encore à ne pas laisser supposer qu’elles aient pu exister.

Cependant, peu à peu le comte avait fini, non pas par dompter, mais par endormir son amour ; il s’était servi d’une passion pour en déraciner une autre ; le soin d’augmenter sa fortune lui avait fait prendre en patience l’indifférence calculée de la comtesse ; il en était presque arrivé à croire de bonne foi qu’il n’éprouvait plus pour elle qu’une franche et sincère amitié ; d’autant plus que, de son côté, doña Clara, pour tout ce qui ne touchait pas à la passion de son mari pour elle, était charmante ; elle s’intéressait, ou du moins feignait