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XXIII

COMPLICATIONS

Il nous faut maintenant revenir à un de nos personnages, qui n’a jusqu’à présent joué qu’un rôle fort secondaire dans cette histoire, mais qui, ainsi que cela arrive souvent, se trouve appelé, par les exigences de notre récit, à prendre pour quelques instants place au premier rang.

Nous voulons parler du comte don Stenio de Bejar y Sousa, grand d’Espagne de première classe, caballero cubierto, gouverneur pour Sa Majesté Philippe IV, roi d’Espagne et des Indes, de l’île Hispaniola, et mari de doña Clara de Peñaflor.

Le comte don Stenio de Bejar était un véritable Espagnol du temps de Charles-Quint, sec, guindé, rempli de morgue et de suffisance, toujours le poing sur la hanche et le haut du corps rejeté en arrière en parlant, lorsqu’il daignait parler, ce qui lui arrivait le moins souvent possible, non par manque d’esprit, car il était loin d’être sot, mais par paresse et mépris des autres hommes, qu’il ne regardait jamais sans cligner les yeux en relevant avec dédain le coin de ses lèvres.

Grand, bien fait, ayant des manières nobles et des traits fort distingués, le comte, à part son mutisme de parti pris, était un des cavaliers les plus accomplis de la cour d’Espagne, qui cependant, à cette époque, en possédait un grand nombre.

Son mariage avec doña Clara avait, dans le principe, été pour lui une affaire de convenance et d’ambition, mais peu à peu, à force d’admirer le charmant visage de celle qu’il avait épousée, de voir son doux regard se fixer sur lui, d’entendre le timbre mélodieux de sa voix résonner à son oreille, il en était tout doucement devenu amoureux, mais amoureux à la fureur. Comme chez tous les hommes habitués à renfermer et à concentrer intérieurement leurs sentiments, la passion qu’il éprouvait pour doña Clara avait acquis des proportions d’autant plus formidables qu’elle était sans issue et demeurait renfermée dans le cœur du malheureux gentilhomme qui avait la désespérante conviction que jamais elle ne serait partagée par celle qui en était l’objet. Toutes les avances de don Stenio avaient été si péremptoirement repoussées par sa femme, qu’il avait fini par prendre le bon parti de s’abstenir.

Mais, de même que tous les amants éconduits, celui-ci, qui de plus était mari, circonstance fort aggravante dans l’espèce, trop infatué naturellement de son mérite pour attribuer à lui-même sa déconvenue, avait cherché autour de lui quel pouvait être l’heureux rival qui lui enlevait le cœur de sa femme.

Naturellement le comte n’avait pas réussi à trouver ce fantastique rival qui n’existait réellement que dans son imagination ; ce qui avait donné nais-