Page:Aimard - Les Aventuriers, 1891.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Bah ! vous verrez, parlez-en toujours à la señora. Ah ! un mot encore, pas de trahison surtout.

Le jeune homme ne daigna pas répondre ; il haussa les épaules avec dédain, fit volter son cheval et, suivi pas à pas par le mayordomo, il reprit au galop le chemin du hatto.

Arrivé à une certaine distance, il jeta un regard en arrière ; l’ajoupa était déjà terminé et, ainsi que l’avait dit l’Olonnais, les deux boucaniers s’occupaient activement à établir leur boucan, sans plus s’occuper des Espagnols qui sans doute rôdaient aux environs, que s’ils eussent été à cinq cents lieues de toute habitation.

Puis il continua à s’avancer tout pensif dans la direction du hatto.

— Eh bien ! Excellence, lui dit au bout d’un instant le mayordomo, vous avez vu les ladrones, qu’en pensez-vous maintenant ?

— Ce sont de rudes hommes, répondit-il en hochant tristement la tête, natures brutales et indomptables, mais franches et relativement honnêtes, du moins à leur point de vue.

— Oui, oui, vous avez raison, Excellence ; aussi gagnent-ils tous les jours davantage de terrain et si on les laisse faire, bientôt toute l’île leur appartiendra, j’en ai peur.

— Oh ! nous n’en sommes pas encore là, dit-il avec un sourire.

— Pardonnez-moi, Excellence, de vous adresser cette question, comptez-vous parler à la señora de cette rencontre ?

— J’aurais voulu m’en dispenser ; malheureusement, après ce que vous m’avez rapporté de ce qui s’est passé entre ma sœur et ces hommes, peut-être mon silence aurait-il des conséquences fort graves pour elle : mieux vaut, je crois, lui dire franchement ce qui en est ; plus que moi elle saura la conduite qu’elle doit tenir.

— Je crois que vous avez raison, Excellence, la señora a peut-être un grand intérêt à connaître le contenu de cette lettre.

— Enfin, à la grâce de Dieu !

Il était nuit déjà depuis une heure, lorsqu’ils atteignirent le hatto.

Ils remarquèrent avec surprise un mouvement insolite autour de la maison, plusieurs feux allumés dans la plaine jetaient de grandes lueurs dans les ténèbres ; en approchant, le comte reconnut que ces feux avaient été allumés par des soldats qui avaient établi là leur bivouac.

Un serviteur de confiance guettait l’arrivée du comte ; aussitôt qu’il l’aperçut, il lui remit plusieurs lettres apportées pour lui, et le pria de se rendre aussitôt auprès de la señora qui l’attendait avec impatience.

— Que se passe-t-il donc de nouveau ici ? demanda-t-il.

— Deux cinquantaines sont arrivées au coucher du soleil, Excellence, répondit le serviteur.

— Ah ! fit-il avec un léger froncement de sourcil ; c’est bien, prévenez ma sœur que dans un instant je me présenterai chez elle.

Le domestique s’inclina et s’éloigna, le jeune homme mit pied à terre et se rendit à l’appartement de doña Clara, assez intrigué de l’arrivée imprévue de ces troupes dans un endroit qui jouissait en apparence d’une grande tranquillité et où leur présence était inutile.