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— Pour une excellente raison, Excellence, raison que j’ai eu déjà l’honneur de vous expliquer hier au soir.

— C’est possible, je ne dis pas non, mais tout cela est déjà si confus dans mon esprit, fit-il avec une feinte indifférence, que je ne me rappelle plus ce que vous m’avez dit à ce sujet ; vous m’obligerez en le répétant.

— C’est facile, Excellence ; fray Arsenio nous a quittés au moment où nous sommes débarqués et depuis lors il n’a pas reparu au hatto.

— C’est singulier, et doña Clara ne semble pas inquiète ou contrariée d’une absence aussi longue ?

— Nullement, Excellence, la señora ne parle jamais de fray Arsenio, et ne s’informe pas davantage s’il est ou non de retour.

— C’est étrange, murmura à part lui le jeune homme, que signifie cette mystérieuse absence ?

Après cet aparté, le comte rompit brusquement l’entretien et reprit la chasse. Depuis plusieurs heures déjà ils étaient sortis du hatto et insensiblement s’étaient éloignés à une assez grande distance, le soleil, baissait à l’horizon, le comte se préparait à tourner bride lorsque tout à coup il se fit un grand bruit de branches cassées sur la lisière de la forêt dont ils n’étaient séparés que par quelques buissons et un abatis d’arbres assez considérable, et plusieurs taureaux se précipitèrent en courant dans la savane, poursuivis ou pour mieux dire chassés par une douzaine de braques qui hurlaient à qui mieux mieux en les mordant avec fureur.

Les taureaux, au nombre de sept ou huit, passèrent comme un ouragan à deux longueurs de cheval du comte, auquel cette apparition imprévue causa une si grande surprise qu’il demeura un instant immobile, ne sachant ce qu’il devait faire.

Les animaux sauvages, toujours harcelés par les braques qui ne les quittaient pas, firent un crochet subit et, revenant tout à coup sur leurs pas, ils semblèrent vouloir rentrer dans la forêt par l’endroit même d’où ils s’étaient élancés ; mais à peine avaient-ils repris cette direction qu’un coup de feu retentit et un taureau frappé à la tête roula foudroyé sur le sol.

Au même instant un homme émergea à son tour de la forêt et se dirigea vers l’animal qui gisait immobile, à demi-caché par les hautes herbes, sans paraître apercevoir les deux Espagnols, marchant à grands pas, tout en rechargeant le long fusil dont, selon toutes probabilités, il venait de se servir si adroitement.

Cet épisode de chasse s’était accompli plus rapidement qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire, si bien que don Sancho n’était pas encore remis de sa surprise lorsque le mayordomo se pencha à son oreille, et d’une voix basse et entrecoupée par la terreur :

— Excellence, murmura-t-il, vous vouliez voir un ladron, eh bien ! regardez bien cet homme, car c’en est un.

Don Sancho était doué d’une bravoure à toute épreuve ; sa première surprise passée, il redevint complètement maître de lui-même et reprit tout son sang-froid.