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— Mais, d’après ce que vous m’avez dit vous-même, Saint-Christophe est le repaire des ladrones.

— Oui, monsieur le comte, c’est cela même ; le brigantin ne mouilla pas, il vint simplement sur le mât, et amena une embarcation. Ma maîtresse, le moine et moi, on nous descendit dedans et on nous débarqua sur l’île ; seulement, en posant son pied mignon sur le rivage, la comtesse se tourna vers moi et me clouant d’un regard dans la pirogue que je me préparais à quitter : « Voici une lettre, me dit-elle en me remettant un papier ; cette lettre, tu vas la porter à Saint-Christophe ; là tu t’informeras d’un chef célèbre des ladrones, dont le nom est Montbars, tu te le feras indiquer, tu le suivras et tu lui remettras ce billet en mains propres ; va, je compte sur ta fidélité. » Que pouvais-je faire ? obéir, n’est-ce pas, Excellence ? Les matelots de la pirogue, comme s’ils eussent eu le mot, me conduisirent à Saint-Christophe, où je débarquai sans être vu ; je fus assez heureux pour rencontrer ce Montbars et lui remettre la lettre, puis je m’esquivai ; la pirogue qui m’avait attendu me reconduisit à Nièves ; la señora me remercia. Au soleil couchant, Montbars arriva à Nièves, il causa pendant près d’une heure avec le moine pendant que doña Clara se tenait cachée sous une tente, puis il s’éloigna ; quelques instants plus tard la comtesse et fray Arsenio retournèrent à bord du brigantin qui, avec le même bonheur, nous reconduisit à Hispaniola. Le moine resta dans la partie française de l’île : pour quelle raison, je l’ignore ; ma maîtresse et moi, aussitôt débarqués, nous retournâmes au hatto où nous ne sommes arrivés que depuis dix jours.

— Et ensuite ? dit le comte en voyant que le mayordomo se taisait.

— Voilà tout, Excellence, répondit-il ; depuis lors doña Clara est demeurée enfermée dans ses appartements et rien n’est venu troubler la monotonie de notre existence.

Le comte se leva sans répondre, fit deux ou trois tours dans l’appartement en marchant avec agitation, puis se tournant vers Birbomono :

— C’est bien, mayordomo, lui dit-il, je vous remercie ; bouche close sur tout cela. Retirez-vous maintenant et souvenez-vous que nul dans l’habitation ne doit soupçonner l’importance de la conversation que nous avons eue ensemble.

— Je serai muet, Excellence, répondit le mayordomo, et, après un salut respectueux, il se retira.

— Il est évident, murmura le jeune homme, dès qu’il fut seul, qu’il y a au fond de cette histoire un affreux secret dont ma sœur, selon toute probabilité, me condamne à prendre pour moi la moitié ! Je suis, je le crains, tombé dans un guet-apens. Au diable ! Clara ne pouvait-elle donc pas me laisser tranquillement vivre à Santo-Domingo !