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comte lui persuadèrent d’accepter la capitulation ; les bandits exigèrent que les rues sur leur passage fussent désertes, ils se firent amener des chevaux pour eux et deux pour Mme la comtesse et une de ses servantes qu’ils gardaient en otage jusqu’à ce qu’ils fussent en sûreté, et ils sortirent bien armés, conduisant au milieu d’eux ma pauvre maîtresse, tremblante de terreur et plus morte que vive. Les ladrones ne se pressaient pas, ils allaient au pas, riant et causant entre eux, se retournant, s’arrêtant même parfois pour jeter en arrière un regard sur la foule qui les suivait à distance respectueuse. Ils quittèrent ainsi la ville, mais ils tinrent religieusement leur promesse : deux heures plus tard Mme la comtesse, envers laquelle ils avaient été extrêmement courtois, était de retour à Santo-Domingo, conduite jusqu’à son palais par les acclamations et les cris de joie de la population qui l’avait crue perdue. Le surlendemain, M. le comte me donna l’ordre d’accompagner ma maîtresse ici, où les médecins lui recommandaient de venir pendant quelque temps se reposer des émotions terribles que sans doute elle avait éprouvées pendant qu’elle était au pouvoir des bandits.

— Et depuis votre installation au hatto, il ne s’est rien passé d’extraordinaire, je suppose ?

— Si, Excellence, et voilà pourquoi je vous disais, en commençant, que seul je connaissais l’événement qui avait modifié la manière de vivre de ma maîtresse. Un des ladrones avait eu avec elle un entretien fort long avant de la quitter, entretien auquel j’assistai de trop loin pour entendre ce qu’il lui dit, il est vrai, mais d’assez près pour juger de l’intérêt qu’il avait pour elle et de l’impression qu’il lui fit ; j’avais suivi ma maîtresse, résolu à ne pas l’abandonner et à la secourir si besoin était, au péril de ma vie.

— Ceci est d’un bon serviteur, Birbomono, je vous en remercie.

— Je n’ai fait que mon devoir, Excellence ; dès que les ladrones l’avaient laissée seule, je m’étais approché de ma maîtresse et je l’avais escortée à son retour à la ville. Quelques jours après notre arrivée ici, ma maîtresse s’habilla en homme, sortit à l’insu de tout le monde du hatto et, suivie seulement de moi et de fray Arsenio, qui n’avait pas voulu la quitter, elle nous conduisit dans une baie perdue de la côte où un des ladrones nous attendait. Cet homme eut encore une longue conversation avec ma maîtresse, puis, nous faisant entrer dans une pirogue, il nous conduisit à bord d’un brigantin espagnol qui louvoyait en vue de la côte ; j’appris plus tard que ce brigantin avait été frété par fray Arsenio, sur l’ordre de ma maîtresse. Dès que nous fûmes à bord de ce navire, il mit le cap au large et partit avec nous ; le ladron était retourné à terre dans sa pirogue.

— Ah çà ! interrompit violemment le jeune homme, quels contes bleus me faites-vous là, Birbomono ?

— Monseigneur, je vous dis la vérité telle que vous me l’avez demandée, sans ajouter ni retrancher rien.

— Soit, je veux bien le croire, mais tout cela est d’un fantastique que je ne saurais admettre.

— Dois-je terminer là, Excellence, ou continuer mon récit ?