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— Fray Arsenio est le confesseur de Mme la comtesse.

— Ah ! très bien, continuez.

— Figurez-vous, Excellence, que ces ladrones sont des hommes très pieux ; ils n’attaquent jamais un navire sans adresser des prières au Ciel, et c’est en chantant le Magnificat et autres chants d’église qu’ils sautent à l’abordage ; fray Arsenio n’eut donc aucune difficulté à leur faire accomplir leurs devoirs religieux. Le gouverneur avait décidé que, pour que l’exemple profitât aux autres, ces ladrones seraient pendus sur la frontière espagnole ; on les sortit donc de prison, et bien garrottés, ils traversèrent la ville dans des charrettes, gardés par une nombreuse escorte, passant au milieu de la population qui les accablait de malédictions et de cris de colère et de menace. Mais les ladrones ne semblaient attacher aucune attention à cette manifestation de la haine publique. Ils étaient au nombre de cinq, jeunes et fort vigoureux en apparence ; tout à coup, au moment où les charrettes qui, à cause de la foule, allaient fort lentement, se trouvaient devant le palais du gouverneur, les ladrones se levèrent tous à la fois, poussèrent un grand cri et, bondissant dans la rue, ils se réfugièrent dans le palais dont ils désarmèrent la garde, puis ils fermèrent la porte sur eux ; ils étaient parvenus, sans qu’on sût comment, à rompre leurs liens. Il y eut d’abord un moment de stupeur profonde dans la foule, en voyant une action d’une audace si insensée. Mais bientôt les soldats reprirent courage et se dirigèrent résolument vers le palais ; les ladrones les reçurent à coups de fusil. Le combat s’engagea alors bravement de part et d’autre, seulement tout le désavantage était pour les nôtres, exposés à découvert aux coups d’ennemis invisibles et d’une adresse renommée, dont tous les coups portaient et faisaient plusieurs victimes chaque fois. Déjà une vingtaine de morts et autant de blessés gisaient sur la place, les soldats hésitaient à continuer ce combat meurtrier, lorsque le gouverneur, averti de ce qui se passait, accourut en toute hâte, suivi de ses officiers ; heureusement pour lui le comte ne se trouvait pas chez lui lorsque les ladrones s’étaient emparés de son palais, mais {Mme}} la comtesse y était, elle ; et le comte tremblait qu’elle ne tombât aux mains de ces misérables. Il les fit sommer de se rendre ; ils ne répondirent que par une décharge qui tua plusieurs personnes autour du gouverneur et le blessa lui-même légèrement.

— Les hardis coquins ! murmura le comte, j’espère bien qu’ils ont été pendus.

— Non, Excellence ; après avoir pendant deux heures tenu en échec toutes les forces de la ville, ils ont offert une capitulation qui a été acceptée.

— Comment ! s’écria le comte, acceptée ! oh ! ceci est trop fort !

— C’est l’exacte vérité, cependant, Excellence ; ils menaçaient, si l’on ne les laissait pas libres de se retirer paisiblement, de se faire sauter avec le palais, ce qui aurait entraîné la ruine générale de la ville, d’égorger les prisonniers qui se trouvaient en leur pouvoir et Mme la comtesse la première. Le gouverneur s’arrachait les cheveux de rage, eux ne faisaient que rire.

— Mais ce ne sont pas des hommes ! s’écria le comte en frappant du pied avec colère.

— Non, Excellence, je vous l’ai dit, ce sont des démons. Les officiers du