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la liberté, s’étaient multipliés rapidement et parcouraient en troupeaux immenses les savanes de l’intérieur ; les aventuriers français, à leur arrivée, ne songèrent nullement à travailler la terre, mais, se laissant entraîner par l’attrait d’une chasse périlleuse, ils ne s’occupèrent exclusivement qu’à poursuivre les taureaux et les sangliers, fort nombreux aussi, et surtout excessivement redoutables.

L’unique occupation de ces aventuriers était la chasse ; ils gardaient les cuirs des taureaux et en faisaient sécher la chair à la fumée à la mode indienne ; de là leur vint le nom de boucaniers, parce que les Caraïbes nommaient boucans les lieux où ils faisaient ainsi fumer la chair des prisonniers faits à la guerre, et qu’ils mangeaient après les avoir engraissés.

Nous aurons occasion de revenir bientôt sur ce sujet, et nous entrerons dans de plus grands détails sur le compte de ces hommes singuliers.

Cependant, malgré leur amour de l’indépendance, ces aventuriers avaient compris la nécessité de se créer des débouchés pour la vente de leurs cuirs ; ils avaient donc fondé quelques comptoirs, au port Margot et au port de la Paix, qu’ils considéraient comme la capitale de leurs établissements, mais leur position était des plus précaires à cause du voisinage des Espagnols, jusque-là seuls maîtres de l’île, et qui ne voulaient pas consentir à les avoir auprès d’eux ; aussi se faisaient-ils constamment une guerre acharnée et d’autant plus cruelle qu’il n’était accordé quartier ni d’un côté ni de l’autre.

Voilà quelle était la situation de Saint-Domingue au moment où nous reprenons notre récit, une quinzaine de jours environ après le départ de la flotte flibustière de Saint-Christophe sous le commandement de Montbars l’Exterminateur.

Le soleil, déjà bas à l’horizon, allongeait démesurément l’ombre des arbres, la brise du soir se levait, agitait doucement les feuilles et courbait les hautes herbes. Un homme monté sur un fort cheval rouan, revêtu du costume des campesinos espagnols, suivait un sentier à peine tracé qui serpentait au milieu d’une vaste plaine couverte de magnifiques plantations de cannes à sucre et de café, et aboutissait à un hatto élégant dont le mirador dominait au loin la campagne.

Cet homme paraissait âgé de vingt-quatre à vingt-cinq ans au plus ; ses traits étaient beaux mais empreints d’une expression de hauteur et de dédain insupportable ; ses vêtements, fort simples, n’étaient relevés que par une longue rapière dont la poignée en argent ciselé pendait à son flanc gauche et le faisait reconnaître pour gentilhomme, car la noblesse seule avait le droit de porter l’épée.

Quatre esclaves noirs à demi nus et dont le corps ruisselait de sueur couraient derrière son cheval, portant l’un un fusil richement damasquiné, le second une gibecière, et les deux autres un sanglier mort, dont les pieds attachés étaient passés dans un bambou soutenu par les épaules des pauvres diables.

Mais le cavalier semblait fort peu s’occuper de ses compagnons ou du moins de ses esclaves, vers lesquels il ne daignait pas tourner la tête,