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— Je comprends, les Caraïbes d’O-mo-poua sont épars sur la frontière espagnole, il faut en faire des auxiliaires de l’expédition.

— C’est cela même, tu m’as parfaitement compris, voilà quelle est ta mission, seulement il faut agir avec une extrême finesse et beaucoup de prudence, afin de ne pas donner l’éveil aux Gavachos d’un côté et de ne pas exciter les soupçons des Caraïbes de l’autre ; les Indiens sont susceptibles et méfiants, surtout avec les blancs dont ils ont eu tant à se plaindre. Le rôle que tu vas jouer est assez difficile, mais je crois que, grâce à l’influence d’O-mo-poua, tu réussiras ; d’ailleurs, deux jours après mon arrivée au port Margot, je me rendrai dans les savanes de l’Artibonite afin de m’entendre avec toi et de prendre les dispositions que je jugerai nécessaires ; tu vois que j’agis avec toi en toute franchise et plutôt comme avec un frère que comme avec un engagé.

— Je t’en remercie, tu n’auras pas à t’en repentir.

— Je me plais à le croire… Ah ! une dernière recommandation, d’une importance secondaire, il est vrai, mais sérieuse cependant.

— Laquelle ?

— Souvent des Espagnols vont chasser ou se promener dans les savanes de l’Artibonite ; surveille-les, mais sans qu’ils puissent s’en apercevoir ; qu’ils ne soupçonnent rien de ce que nous tramons contre eux, la plus légère imprudence aurait des conséquences excessivement graves pour la réussite de nos projets.

— J’agirai avec prudence, sois tranquille.

— Maintenant, mon gars, je n’ai plus qu’à te souhaiter bon voyage et bonne réussite.

— Me permets-tu de t’adresser à mon tour une question avant que de partir ?

— Parle, je te le permets.

— Pour quelle raison, toi qui as tant d’amis braves et dévoués, au lieu de t’adresser à l’un d’eux, as-tu choisi un engagé obscur et que tu connais à peine, pour lui confier une mission aussi difficile et aussi confidentielle ?

— Tu tiens à le savoir ? répondit en riant l’aventurier.

— Oui, si tu ne trouves pas ce désir indiscret.

— Pas le moins du monde, en deux mots tu vas être satisfait. Je t’ai choisi justement, à part la bonne opinion que j’ai de toi, opinion qui m’est toute personnelle, parce que tu n’es qu’un pauvre engagé, arrivé de France depuis deux jours, que personne ne connaît, que tout le monde ignore que je t’ai acheté ; que, pour cette raison, nul ne songera à se méfier de toi et que par conséquent, tu seras pour moi un agent d’autant plus précieux, puisqu’on ne se doutera pas que tu es mon fondé de pouvoirs et que tu n’agis que d’après mes ordres ; me comprends-tu maintenant, mon gars ?

— Parfaitement, et je te remercie de l’explication que tu m’as donnée. Adieu, avant une heure le Caraïbe et moi nous aurons quitté Saint-Christophe.

— Laisse-toi guider par lui pendant ton voyage ; cet homme est très entendu, bien qu’indien, et il te conduira de façon à vous faire arriver tous deux à bon port.