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— Dresse le mât et croche la vergue au collet, afin que nous puissions hisser la voile dès que nous nous serons débarrassés des navires.

L’Olonnais, sans répondre, fit ce qui lui était ordonné.

— Bien ! reprit Montbars, arrête le point d’amure ; maintenant, passe-moi l’écoute et hisse rondement, mon gars.

En un instant, la voile fut hissée, orientée, et la légère pirogue fila comme un alcyon sur le dos des lames.

Ils coururent assez longtemps ainsi sans échanger un mot, ils avaient laissé loin derrière eux les navires et étaient sortis de la rade.

— Parles-tu l’espagnol ? demanda tout à coup Montbars à l’engagé.

— Comme un naturel de la Vieille-Castille, répondit l’autre.

— Ah ! ah ! fit Montbars.

— Dame ! c’est facile à comprendre, reprit l’Olonnais : j’ai navigué avec les Bayonnais et les Basques à la pêche à la baleine et j’ai fait pendant plusieurs années la contrebande sur la côte espagnole.

— Et aimes-tu les Espagnols ?

— Non, fit l’autre en fronçant les sourcils.

— Tu as un motif sans doute ?

— J’en ai un.

— Veux-tu me le dire ?

— Pourquoi pas ?

— Allons, parle, je t’écoute.

— J’avais un bateau à moi, avec lequel je faisais, ainsi que je vous l’ai dit, la contrebande ; ce bateau, j’avais travaillé six ans pour économiser la somme nécessaire à son achat ; un jour, en cherchant à introduire des marchandises prohibées dans une baie située au vent de Portugalete, je fus surpris par un lougre douanier espagnol, mon bateau fut coulé, mon frère tué ; moi-même, grièvement blessé, je tombai entre les mains des Gavachos. Le premier appareil qu’ils posèrent sur mes blessures fut une bastonnade qui me laissa pour mort sur place ; croyant sans doute qu’ils m’avaient réellement tué, ils m’abandonnèrent là, sans plus s’occuper de moi. Je réussis, à force d’audace et de ruses, après avoir souffert d’indicibles tortures, faim, froid, fatigue, etc., trop longues à énumérer, à sauter enfin de l’autre côté de la frontière et à me retrouver sur le sol français : j’étais libre, mais mon frère était mort, moi j’étais ruiné, et mon vieux père courait le risque de mourir de faim, grâce aux Espagnols. Voilà mon histoire, elle n’est pas longue ; comment la trouvez-vous ?

— Triste, mon brave ; ainsi c’est autant la haine que le désir de t’enrichir qui t’a jeté parmi nous ?

— C’est surtout la haine.

— Bien ! prends la barre à ma place pendant que je réfléchirai. Nous allons à Nièves : gouverne au vent de cette pointe qui s’avance là-bas dans l’est-quart-sud-est.

L’engagé prit la barre, Montbars s’enveloppa dans son manteau, baissa son chapeau sur ses yeux, laissa tomber sa tête sur sa poitrine et demeura immobile comme une statue.

La pirogue avançait toujours, vigoureusement poussée par la brise.