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n’ont pas été respectées ; pour vous punir, je vous mets hors de concours. Monsieur, dit-il en s’adressant à l’agent de la Compagnie, j’ordonne que la femme cause de cette déplorable agression soit adjugée au sieur Belle-Tête au prix de trois mille écus.

L’agent s’inclina d’un air assez maussade ; le digne homme avait espéré, à la façon dont marchaient les choses, atteindre un chiffre beaucoup plus élevé ; mais il n’y avait pas d’observations à faire à M. le chevalier de Fontenay, il fallait se résigner, il se résigna.

— Louise est adjugée au prix de trois mille écus, dit-il avec un soupir de regret, non pas pour la femme, mais pour l’argent, à M. Belle-Tête.

— Soit, monsieur le gouverneur ! dit l’aventurier avec un mauvais sourire, je dois me courber devant votre arrêt suprême, mais Belle-Tête et moi nous nous retrouverons.

— Je l’espère bien ainsi, Picard ! répondit froidement le Dieppois ; il faut du sang versé entre nous, maintenant !

Pendant ce temps Louise était descendue de l’estrade où une autre femme avait pris sa place, et elle était venue, toute pleurante, se placer auprès de Belle-Tête, désormais son seigneur et maître.

M. de Fontenay jeta un regard de commisération à la pauvre femme pour laquelle allait, selon toute probabilité, commencer une existence si cruelle avec un homme d’un caractère aussi dur ; et lui adressant la parole d’une voix douce :

— Madame, lui dit-il, à compter d’aujourd’hui et pour trois ans, vous êtes l’épouse légitime de M. Belle-Tête, vous lui devez affection, obéissance et fidélité ; telles sont les lois de la colonie ; dans trois ans vous serez maîtresse de vous-même, libre de le quitter ou de continuer à demeurer avec lui s’il y consent ; veuillez, je vous prie, signer ce papier.

La malheureuse femme, aveuglée par les larmes, affolée par le désespoir, signa sans le voir le papier que le gouverneur lui présentait ; puis, jetant un regard navré autour d’elle, sur cette foule silencieuse et indifférente où elle savait ne devoir rencontrer aucun ami :

— Maintenant, monsieur, dit-elle d’une voix douce et tremblante, que me faut-il faire ?

— Il vous faut suivre cet homme qui est désormais et pour trois ans votre mari, répondit M. de Fontenay, avec un mouvement de pitié dont il ne fut pas maître.

Belle-Tête toucha alors l’épaule de la jeune fille dont tout le corps frissonna et qui le regarda d’un air hébété.

— Oui, dit-il, mignonne, il faut me suivre : car, ainsi que l’a dit monsieur le gouverneur, je suis votre mari pour trois ans, et jusqu’à l’expiration de notre traité vous n’aurez pas d’autre maître que moi. Or, écoutez ceci, mignonne, et gravez-le bien dans votre mémoire afin de vous en souvenir en temps et lieu : ce que vous avez fait, ce que vous avez été jusqu’à présent ne me regarde pas et je m’en soucie peu, ajouta-t-il d’une voix sombre et farouche qui glaça d’épouvante la pauvre jeune fille ; mais à compter d’aujourd’hui, du moment où nous sommes, vous dépendez de moi seul, je vous confie mon honneur