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gnait, ainsi que ses autres visiteurs, jusqu’au commencement du sentier, si tu ne tiens pas trop à ton Caraïbe… je ne sais comment tu l’appelles.

— O-mo-poua.

— Ah ! très bien, je disais donc que si tu ne répugnes pas à t’en défaire, je te serai obligé de me le céder.

— Tu en as besoin ?

— Oui, je crois qu’il me sera utile.

— Alors prends-le, frère, je te le cède, bien que ce soit un bon travailleur et que j’en sois satisfait.

— Merci, frère, combien l’estimes-tu ?

— Mon Dieu, je ne ferai pas une affaire avec toi, frère ; j’ai vu un assez beau fusil chez toi, donne-le-moi et prends l’Indien, nous serons quittes.

— Attends alors.

— Pourquoi ?

— Parce que je te veux donner tout de suite ce fusil ; tu m’enverras l’Indien ou, si j’en ai le temps, je passerai le prendre aujourd’hui.

Le flibustier rentra dans le hatto, décrocha le fusil et l’apporta à Morgan qui le mit sur son épaule avec un mouvement de joie.

— Eh bien ! c’est arrangé ainsi, dit-il ; à bientôt.

— À bientôt, répondit Montbars, et ils se séparèrent.

Montbars jeta un épais manteau sur ses épaules, se coiffa d’un chapeau à larges bords dont les ailes retombaient sur son visage et dissimulaient ses traits, et se tournant vers Michel :

— Matelot, lui dit-il, une affaire importante m’oblige à me rendre à la Basse-Terre ; tu iras trouver notre gouverneur, M. le chevalier de Fontenay, et, sans entrer dans aucun détail et en ayant bien soin de ne rien découvrir de notre secret, tu l’avertiras simplement que je prépare une nouvelle expédition.

— C’est bien, matelot, j’irai, répondit Michel.

— Puis tu passeras la visite du lougre et tu t’occuperas avec Vent-en-Panne à le mettre en état de prendre la mer.

Après avoir donné ces instructions aux deux marins, Montbars sortit et descendit la falaise.

M. le chevalier de Fontenay, de même que M. d’Esnambuc auquel il avait succédé depuis deux ans en qualité de gouverneur de Saint-Christophe, était un cadet de Normandie venu aux Îles pour tenter la fortune et qui, avant d’être gouverneur, avait fait longtemps la course avec les flibustiers. C’était bien l’homme qui convenait à ceux-ci : il les laissait libres d’agir à leur guise, ne leur demandait jamais de comptes, comprenait à demi-mot, et se contentait de prélever un dixième sur les prises, tribut volontaire que lui payaient les aventuriers en retour de la protection qu’il était censé leur donner au nom du roi en régularisant leur position.

Le soleil était levé, une fraîche brise de mer faisait doucement frissonner les feuilles des arbres, les oiseaux chantaient cachés sur les branches ; Montbars marchait à grands pas, ne regardant ni à droite ni à gauche, plongé en apparence dans de profondes réflexions.