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ne faisait que précéder deux navires de cette nation, amarinés par lui, et que des capitaines de prise, sous ses ordres, étaient chargés de faire atterrir à Saint-Christophe.

Ces bonnes nouvelles furent reçues avec des acclamations de joie de la part des habitants, et peu s’en fallut que Montbars ne fût porté en triomphe.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, trois ou quatre jours plus tard, deux vaisseaux espagnols vinrent mouiller à Saint-Christophe ; ils portaient à l’arrière le pavillon castillan renversé en signe d’humiliation, au-dessus flottait fièrement le drapeau français.

Seulement, chose horrible et qui glaça d’effroi les plus braves, ces navires portaient à leur beaupré, à leur civadière, et à leur vergue barrée, ainsi qu’à la grand’vergue et à celle de misaine, des grappes de cadavres : par l’ordre de Montbars, les équipages des deux navires avaient été pendus, sans qu’il eût été fait grâce à un seul mousse.

Le chef des aventuriers français fit généreusement don du chargement des deux navires aux colons, ne demandant, en retour, que de la terre où il pût se construire une habitation.

Cette demande lui fut aussitôt accordée ; les nouveaux venus désarmèrent alors leur lougre, descendirent à terre et commencèrent leur installation.

Montbars était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, aux traits mâles et accentués, au regard fixe et pénétrant ; l’expression de sa figure était essentiellement triste, railleuse et cruelle ; une pâleur mate, répandue sur son visage, ajoutait encore, s’il est possible, un cachet d’étrangeté à toute sa personne ; d’une taille haute, fortement charpentée, mais souple et gracieuse, ses gestes étaient élégants et nobles, sa parole douce, les termes qu’il employait, toujours choisis ; il exerçait une singulière fascination sur ceux qui l’approchaient, ou que le hasard mettait en rapport avec lui. On se sentait à la fois repoussé et attiré vers cet homme singulier, qui semblait être seul de son espèce jeté sur cette terre, et qui, sans paraître s’en soucier, imposait à tous sa volonté, se faisait obéir d’un geste ou d’un froncement de sourcils, et ne semblait réellement vivre que lorsqu’il se trouvait au milieu de la bataille, que les feux se croisaient au-dessus de sa tête, lui formant une auréole de flamme, que les cadavres s’amoncelaient autour de lui, que le sang ruisselait à flots sous ses pieds, que les balles sifflaient à ses oreilles, se mêlant aux éclats du canon, et qu’il s’élançait, ivre de poudre et de carnage, sur le pont d’un navire espagnol.

Voilà ce que disaient de lui ses compagnons, à ceux que sa physionomie singulière avait frappés, et qui cherchaient à le connaître ; mais, à part ce portrait moral et physique de cet homme, il était impossible d’obtenir le plus léger renseignement sur sa vie passée ; aucun des marins venus avec lui n’en savait le moindre épisode, ou plutôt ce qui était probable, n’en voulait rien découvrir.

Aussi, lorsque les colons eurent reconnu que toutes leurs questions demeureraient éternellement sans réponse, de guerre lasse, ils renoncèrent à en faire ; ils acceptèrent Montbars pour ce qu’il lui plaisait d’être, d’autant