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Singulière sympathie ! ce que doña Rosario éprouvait pour la Linda, la Linda l’éprouvait pour doña Rosario ; en vain elle appelait à son aide tous les griefs qu’elle croyait avoir à reprocher à l’homme qu’elle voulait frapper dans la jeune fille ; dans les replis les plus cachés de son cœur, une voix de plus en plus forte lui parlait en faveur de celle qu’elle se préparait à sacrifier à sa haine ; plus elle cherchait à surmonter ce sentiment dont elle ne pouvait se rendre compte, plus elle sentait que ses efforts se brisaient impuissants ; enfin, elle était sur le point de s’attendrir.

— Oh ! murmura-t-elle avec rage, que se passe-t-il donc en moi, vais-je me laisser dominer par les larmes de cette chétive créature ?

De même que ces guerriers indiens qui, attachés au poteau du sang, chantent leurs exploits pour s’encourager à supporter courageusement les tortures que préparent silencieusement leurs bourreaux, la Linda rappela le souvenir palpitant de tous les outrages dont l’avait abreuvée don Tadeo, et, l’œil toujours étincelant, la lèvre frémissante, elle s’arrêta brusquement devant doña Rosario.

— Écoute, jeune fille, lui dit-elle d’une voix que la colère faisait trembler, cette fois est la première et la dernière que nous nous trouverons en présence ; je veux que tu saches bien pourquoi je te porte une haine si grande ; ce que tu vas apprendre sera peut-être pour toi plus tard une consolation et t’aidera à supporter avec courage les douleurs que je te réserve, ajouta-t-elle avec un rire de démon.

— Je vous écoute, madame, répondit doña Rosario avec une angélique douceur, bien que je sois certaine que ce que vous allez me dire ne peut en aucun cas me rendre coupable vis-à-vis de vous.

— Tu crois ? fit la Linda avec un ton ironiquement compatissant ; eh bien écoute, nous avons le temps de causer, tu ne dois partir que dans une heure.

Cette allusion à son départ prochain fit frissonner la jeune fille, en lui rappelant tout ce que ce départ renfermait pour elle de tortures.

— Une femme, continua la Linda, jeune et belle, plus belle que toi, frêle enfant des villes que le moindre orage courbe comme un faible roseau, une femme, dis-je, avait par amour épousé un homme jeune aussi ; beau comme le mauvais ange avant sa chute, qui, avec des paroles perfidement dorées, en lui ouvrant des horizons immenses et inconnus, l’avait si bien séduite, elle, pauvre fille des champs, qu’en moins de quelques jours il lui avait fait furtivement abandonner le toit qui avait abrité son enfance et sous lequel son vieux père devait l’appeler en vain jusqu’à sa mort pour la bénir et lui pardonner.

— Oh ! c’est affreux ! s’écria doña Rosario.

— Pourquoi donc ? puisqu’il l’épousa, la morale était satisfaite aux yeux du monde ; cette femme était pure, et pouvait désormais marcher tête levée devant la foule qui avait assisté avec des rires de mépris à sa chute. Mais tout passe en ce monde, et plus promptement que tout, l’amour de l’homme le plus passionné. Un an à peine après son mariage, seule dans la chambre la plus reculée de sa demeure, cette femme pleurait son bonheur évanoui à jamais ; son mari l’avait abandonnée ! Un enfant était né de cette union, une petite fille blonde, chérubin aux lèvres roses, dont les yeux reflétaient l’azur