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— Il est évident, pour moi, que ces hommes me trompent ; la façon dont ils ont refusé de lire cette lettre n’était qu’un prétexte. Dans quel but agissent-ils ainsi ? seraient-ce des ennemis ? je les surveillerai.

Arrivé devant son toldo, il trouva tous ses mosotones à cheval, attendant ses ordres.

— Il faut partir, dit-il, là-bas je saurai tout, et peut-être, ajouta-t-il d’une voix si basse qu’il était presque impossible de l’entendre, peut-être la retrouverai-je, elle ? Si dona Maria fausse sa promesse et ne me la livre pas, malheur à elle !

Il releva la tête.

Sa mère était devant lui.

— Que voulez-vous, femme ? lui dit-il durement, votre place n’est pas ici.

— Ma place est auprès de vous quand vous souffrez, mon fils, répondit-elle d’une voix douce.

— Je souffre, moi ! allons, vous êtes folle, ma mère ! l’âge vous a tourné la tête, rentrez dans le toldo et veillez avec soin pendant mon absence à tout ce qui m’appartient.

— Est-ce donc bien réellement que vous voulez partir, mon fils ?

— Je pars à l’instant, répondit-il.

Et d’un bond il se mit en selle.

— Où allez-vous ? lui dit-elle en saisissant la bride de son cheval.

— Que vous importe ? répliqua-t-il en lui jetant un regard courroucé.

— Prenez garde, mon fils, vous vous engagez dans une mauvaise voie, Guecubu, l’esprit du mal est maître de votre cœur.

— Je suis le seul juge de mes actions.

— Vous ne partirez pas, reprit-elle en se lançant résolument devant lui.

Les Indiens, groupés autour des deux interlocuteurs, assistaient avec un muet effroi à cette scène, ils connaissaient trop bien le caractère violent et impérieux d’Antinahuel pour ne pas redouter un malheur.

Les sourcils du chef étaient froncés, ses yeux semblaient lancer des éclairs ; ce n’était qu’avec une peine extrême qu’il parvenait à maîtriser la colère qui bouillonnait dans sa poitrine.

— Je partirai, dit-il d’une voix saccadée avec un frémissement de rage, quand je devrais vous broyer sous les pieds de mon cheval.

La femme se cramponna convulsivement à la montura, — selle, — et regardant son fils bien en face :

— Faites-le donc, s’écria-t-elle, car sur l’âme de votre père, qui chasse à présent dans les prairies bienheureuses auprès de Pillian, je vous jure que je ne bougerai pas, quand même vous me passeriez sur le corps.

Le visage de l’Indien se contracta horriblement, il promena autour de lui un regard qui fit courir un frisson de terreur dans le cœur des plus braves.

— Femme ! femme ! s’écria-t-il en grinçant des dents avec rage, retirez-vous ou je vous briserai comme un roseau.

— Je ne bougerai pas, vous dis-je, reprit-elle avec une énergie fébrile.

— Prenez garde ! prenez garde ! fit-il encore, j’oublierai que vous êtes ma mère.

— Je ne bougerai pas.