Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voir s’ils n’étaient pas suivis, s’enfonçant de plus en plus dans les bas quartiers de la ville.

Ils s’arrêtèrent enfin devant une maison d’assez piètre apparence, d’où s’échappaient à grand bruit les accords peu mélodieux d’une musique éminemment nationale.

Cette maison était une chingana. Ce mot n’a pas d’équivalent en français.

Une chingana chilienne de bas étage offre un aspect excentriquement drolatique, qui défierait le pinceau de Callot, et qui échappe à toute description.

Que le lecteur se figure une salle basse, aux murs enfumés, dont le sol est en terre battue rendue raboteuse par les détritus qu’y apportent incessamment les pieds des nombreux visiteurs. Au milieu de cet antre, éclairé seulement par une lampe fumeuse nommée candil, qui ne laisse distinguer que les silhouettes des habitués, sur des tabourets sont assis quatre hommes : deux râclent de mauvaises guitares veuves de la plupart de leurs cordes, avec le dos de la main, le troisième tambourine avec ses poings sur une table boiteuse en frappant de toutes ses forces, le dernier râcle entre ses mains un morceau de bambou long de dix pouces, fendu en plusieurs branches, qui rend le son le plus discordant qui se puisse imaginer. Ces quatre musiciens, non contents du tapage formidable qu’ils produisent, hurlent à pleins poumons des chansons que nous nous garderons de traduire, et qui sont toutes à peu de différence près dans le genre celle-ci :

Desde la esquina del carmen
Desde la esquina
Hasta la pena…
Hasta la pena dorada
He visto una…
He visto uua chica bajando…
Cantando la…
Cantando la moza mala
Halsa que te han visto
A la esquina del puente, etc.


Tout ce tapage infernal est fait dans le but d’exciter des danseurs qui se trémoussent en prenant les poses les plus lascives et les plus obscènes qu’ils puissent inventer, aux grands applaudissements des spectateurs qui se tordent de joie, trépignent de plaisir, et parfois entraînés par cette harmonie, détonnent tous ensemble le halsa que te han visto du refrain avec les musiciens et les danseurs.

Au milieu de ce tohu-bohu, de ces cris et de ces trépignements, circulent le maître de l’établissement et ses garçons, armés de couis de chicha, de bouteilles d’aguardiente et même de guarapo, pour désaltérer les consommateurs qui, c’est une justice à leur rendre, plus ils boivent, plus ils ont soif et plus ils veulent boire.

Deux ou trois fois dans la soirée il arrive que des habitués, plus échauffés que d’autres ou saisis aux cheveux par le démon de la jalousie » se prennent de querelle.