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Ce fut à propos de cet événement que, pour la première fois, la jeune fille le remarqua et lui adressa la parole. On sait le reste.

Après avoir lu la lettre de doña Anita, don Martial avait quitté l’île en compagnie de Cucharès.

Cette détermination avait rendu le lepero maussade ; il maudissait intérieurement la folie qu’il avait faite de s’attacher à un homme comme celui qu’il suivait en ce moment l’oreille basse, qui pouvait, d’un instant à l’autre, l’exposer à recevoir une flèche cannelée au travers du corps, sans bénéfice aucun et sans prétexte valable. Cependant Cucharès n’était pas homme à garder longtemps rancune au Tigrero. Il comprit qu’il fallait qu’il eut de bien fortes raisons pour quitter, à l’entrée de la nuit, un bivouac à l’abri des insultes des sauvages, renoncer au concours des chasseurs et se mettre à errer sans but apparent dans le désert. Il brûlait de connaître ces raisons ; mais il savait que don Martial était peu causeur, qu’il n’aimait pas surtout qu’on cherchât à découvrir ses secrets, et comme malgré toute sa forfanterie il avait intérieurement pour le Tigrero un grand respect mêlé à une forte dose de crainte, il ajourna à un instant plus propice les nombreuses questions qu’il voulait lui faire.

Les deux hommes marchaient donc ainsi côte à côte, silencieusement, et laissant les rênes flotter sur le cou des chevaux, chacun réfléchissant à part soi ; seulement Cucharès remarqua que le Tigrero, au lieu de s’enfoncer sous le couvert de la forêt, s’obstinait au contraire à suivre le bord de l’eau et à maintenir son cheval le plus près possible de la rive.