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LIV.

Ceux qui n’ont à compter que leurs feinctes douleurs,
L’emmielle, le venin du quel ilz empoisonnent,
Que le mal contrefaict qu’eux mesmes ilz se donnent,
Pour chatoüiller leurs sens de mignardes rigueurs,

Si ces adeloizis eussent fondé leurs pleurs
Sur les justes courroux qui mon ame environnent,
Les souspirs inconstans qui de leur sein frissonnent
Ne seroyent feincts, non plus que feinctes leurs douleurs.

Mais quoy ! de mesmes pleurs leur triste face est teincte
Et mesmes signes ont l’amour vray, & la feincte.
Que ne puis-je arracher, monstrer mon cœur au jour ?

Que ne fit Jupiter au sein une ouverture ?
Las ! faut-il que le temps prouve ce que j’endure,
Et que le pis d’aimer soit la preuve d’amour ?


LV.

J’estoy au grand chemin qui meine les amantz
Au jardin de Cipris cueillir la jouissance
Des fruictz à demi meurs, d’aigreur, d’impatience,
Et usoy’ en ce trac mon espoir & mes ans.

Ce chemin est fascheux, plein de sables mouvantz,
D’espines, de rochers, & la tendrette enfance,
D’un million de fleurs qu’un pré mignard ageance
Montre à gauche un sentier qui pippe les passantz.

Je laisse pour l’aisé, le fascheux & l’utile,
Je pren’ le mal trompeur pour le bien difficile,
Mais plus je vay’ avant, je m’engage tousjours

Emprisonné des eaux, des fossez & des hayes,
Là j’apprins pour l’espoir à devorer les playes
Et qu’en beuvant l’amer on mérite le doux.