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LE LIVRE DE GOHA LE SIMPLE

Il a jusqu’ici méconnu les hommes. Pour la première fois, il prend intimement contact avec eux. À mesure que les phrases de Mokawa-Kendi fredonnent à ses oreilles, son cœur s’emplit d’une tendresse inépuisable qui se répand sur tous ses souvenirs, tout son passé… Les êtres qu’il a rencontrés au hasard de son existence veulent être témoins de sa joie. Demain, il sortira dès l’aube, il les rencontrera dans la rue et leur dira des paroles chaleureuses. Il prendra par la taille le marchand de friture et le porteur d’eau, il achètera des oranges à Sayed qui, malgré sa terrible moustache noire, est un excellent compagnon et qui, s’il donne des coups de pied dans le dos, le fait par amitié. En sondant sa mémoire, Goha constate que les habitants d’El-Kaïra l’ont toujours salué avec une bienveillance extraordinaire… Il ne songe pas cependant à tirer profit de tant de bonté bien qu’il ait la certitude que toutes ses demandes seraient exaucées. C’est lui au contraire, lui, qui donnerait au moindre appel. Il donnerait à ses amis, à Waddah-Alyçum, à Sayed, à son voisin Abd-Allah, il donnerait, car il n’est personne dans la ville qui soit exclu de son immense sympathie, au plus obscur passant, les babouches qu’il porte à ses pieds, le turban qu’il porte sur sa tête, son lit, la maison de son père, les bijoux de sa mère… et il serait content.

Un léger ronflement le fit tressaillir. Il crut à un appel de sa nourrice.

— Je viens, murmura-t-il, je viens !

Fébrilement, il se dirigea vers le bruit. Il