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et grandissant comme trois villages le long d’un fleuve.

— Que de fois, que de fois, ma cheika, je t’ai perdue et que de fois je t’ai retrouvée ! Tu étais dans le jardin et on t’a prise de ta banquette, tu étais sur la terrasse et on t’a renvoyée chez ton père… Maintenant, c’est fini, c’est fini… Je ne veux plus te quitter jamais !

— Tu m’aimes donc, murmura Nazli frémissante à la pensée qu’elle épousait un poète…

Sa voix était douce comme du miel, sa peau était blanche comme le nénuphar qui flotte sur l’eau entre deux feuilles vertes. En l’écoutant et en la regardant, Goha sentait que quelque chose en lui était changé. Les aventures de sa vie l’avaient mûri. Il avait besoin de calme. Il était devenu un homme.

— J’ai vu des choses extraordinaires dans ma vie, dit-il. Ce que j’ai vu, personne ne l’a vu… Je connais Ghézireh et je connais le cimetière… Je connais Sayed, le vendeur d’oranges, Omar, le gardien des tombes, et Cheik-el-Zaki, le gardien des livres… Le génie qui marche avec les êtres, je le vois et personne d’autre ne le voit. Comment on met un homme dans l’huile, je l’ai entendu dire de mes propres oreilles et je le sais. Comment on change des fèves contre des moutons, quand on voudra l’apprendre, c’est à moi qu’on devra le demander… J’ai vu des négresses devenir blanches la nuit, j’ai vu le désert se changer en pierres précieuses et les étoiles tomber sur les djinns.