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LORD LYLLIAN

face de ces eaux ternies qui reflétaient tant de passé.

Renold n’avait presque pas connu sa mère. Son père qui avait été Lord Lieutenant, Vice-Roi d’Irelande, et qui l’avait élevé, ne lui en parlait jamais. Lady Lyllian avait dû mourir très jeune, peu de temps après avoir été en relevailles de cet enfant qui lui ressemblait par les mêmes yeux tristes et par la même apparence fragile. Il ne subsistait en souvenir d’elle qu’un portrait, qu’un portrait où elle souriait à demi, en robe noire, coiffée d’un large chapeau sombre comme les aimait Gainsborough.

Le regard évanoui, la main jouant avec un collier de perles, elle semblait bien ainsi une prisonnière de mélancolie et de beauté, une prisonnière des armes de famille qui blasonnaient le haut de la peinture, de l’horizon domanial qui bordait le tableau.

Captive ! elle l’avait été ; et son supplice avait duré jusqu’à ce que sa jeunesse et sa grâce ne vivent plus qu’en rêve. Renold se rappelait qu’une fois, pris d’un immense amour pour l’inconnue dont il sentait le cœur battre dans son cœur, il avait apporté un gros bouquet de fleurs sauvages et l’avait disposé de ses doigts juvéniles autour du cadre…

Son père était alors venu, l’avait surpris au moment où, grimpé sur une chaise, il embrassait passionnément la chère image.

— Que faites-vous là ? avait dit le lord, pâle, les doigts crispés. Allez-vous-en, Renold, je vous défends de toucher à ce portrait…

Puis, ému d’un subit accès de tendresse, il ajoutait : Embrassez-moi, mon fils ; on ne doit plus aimer, en ce monde, que les vivants !