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LORD LYLLIAN

La conversation tomba… Seuls, les accords d’instruments bizarres — ceux d’une bande zingara que della Robbia avait dénichée derrière le Ghetto — chantèrent gutturalement dans le silence. La haute salle du Palazzo Garzoni, avec ses ors éteints, son plafond merveilleux (un chef-d’œuvre du Tiepolo) semblait ressuscitée par l’éclat des lumières, des costumes et des êtres.

— Y a pas, nous y sommes, dans le décor, dit Feanès, le mari de la gitane, en s’étirant pour se lever. Vous êtes un artiste, Della Robbia, vous avez composé votre machine.

Et, de fait, ce souper que le peintre vénitien avait offert à ses amis d’aimoir et de trottoir, moins souper qu’orgie de fleurs, de parfums, de joliesse morbide et tendre, réussissait assez.

Frissonnière pour frissonnière, celle-là, du moins, valait le frisson… N’est-ce pas, monsieur le Juge ?

On ne voyait, au premier abord, que les immenses torchères de bronze qui, tout autour de la pièce, brûlaient. Des fumées aromatiques montaient de trépieds en marbre rose, la gloire de cette galerie dont della Robbia avait fait son atelier habituel, et les vapeurs jetaient dans l’air surchauffé comme une transparence laiteuse d’opale. Il n’y avait point de table, mais une plaque de porphyre, posée sur les dalles de la pièce. Le porphyre était presque entièrement jonché de fleurs, de fleurs qu’on avait fait venir le matin même de Chioggia, de fleurs violentes et rares, dont l’effluve contenait les sels de la brise marine et les voluptés des terres caresseuses… Pêle-mêle avec les fleurs, des fruits et des viandes. Les convives, étendus sur des coussins et des fourrures, tâchaient de maintenir leur pose malgré