Page:Adelswärd-Fersen - Messes noires ; Lord Lyllian, 1905.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
148
LORD LYLLIAN

Cependant à notre table Chignon exultait.

Hélas, quelle misère ! Voyez-vous, Prince, il y a des réalités qui tuent tous les rêves, non pas seulement ceux qu’on a faits, et qui dorment doucement ensevelis dans un passé de mystère, mais encore ceux de l’avenir, les rêves de plus tard ; ça, c’est terrible, ça nous brise, ça nous casse. — Et ce soir-là, ça nous cassait.

Tout à coup, d’un coin presque obscur et demeuré jusque-là silencieux, où s’était réfugiée la petite blonde, inquiétante et voilée, la petite femme du bon juge, un murmure s’éleva, suivi d’une paire de gifles. Je bondis, oubliant toute réserve, pour voir ce que c’était. Il y avait là, blême et lâche avec dans les regards une souffrance que je ne saurais dire, un homme, aux cheveux déjà gris. Il se tenait, debout et suppliant, la joue marquée, devant la femme ingénue, qui souriait et méprisait. Deux voyous, en tricot et en ceinture rouge, raillaient, les poings levés, l’ordure à la bouche…

» — Je te paye ton billet que tu ne l’auras plus, espèce de vieille lope ! Veux-tu fiche le camp ?

Mais l’autre restait là, inerte, suffoqué, perdu, misérable ! Son silence impressionnait. Alors subitement un des voyous s’élança avant qu’on ait pu le retenir. Balayant la table et sa vaisselle, il arrivait maintenant sur le malheureux qui tremblait. Il lui saisissait les épaules, le secouait comme un prunier, et d’un coup de pied le roulait à terre. Clameurs, protestations, injures ; la salle se partage, les clans se forment : projectiles. Entre deux carafes, le patron affolé bredouille l’histoire : La petite femme rose est un petit jeune homme rosse. Le vieux est l’avant-dernier amant. Il est venu supplier, il a voulu