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pour comprendre mes malheurs. Deux ou trois paroles de vous me le prouvent.

— Je sais souffrir des souffrances de mes semblables, répliquai-je en lui tendant la main.

Il me fit signe de m’asseoir, se recueillit un moment, et commença ainsi :

En ce temps-là, la colonie maure qui habite le Tanneron, sur l’autre versant de l’Estérel, était encore moins civilisée qu’aujourd’hui. Les chefs de la colonie affectaient un grand dédain pour les Provençaux, pour leurs mœurs, pour leur caractère, et ne reconnaissaient, en fait d’autorité venant du dehors, que celle de la force. Depuis, le Tanneron a bien changé, pas assez cependant pour que les gens des vallons d’alentour s’en soient aperçus et se hasardent à pénétrer chez les nôtres.

À l’heure qu’il est, ce joli coin de l’Estérel passe encore pour un repaire de brigands, et l’on met volontiers tous les crimes qui se commettent dans la montagne sur le compte des Maures.

Je suis né à Tanneron même. J’ai poussé, sans trop y songer, avec les enfants de mon âge et les jeunes arbres de nos bois.

Devenu grand, je sentis que j’aimais passionnément une jeune fille, qui, de son côté, m’aimait de tout son cœur. Elle s’appelait Maria.

Nous ne pouvions être l’un à l’autre, parce que ses parents l’avaient promise à l’un de ses cousins. Le fiancé de Maria était tellement épris d’elle qu’il pensait bien moins à lui plaire qu’à presser le moment de leurs épousailles. Il avait quelque soupçon de notre amour, et nous épiait sans cesse. Dès que nous étions réunis, Maria et moi, nous étions sûrs qu’il était derrière nous et qu’il allait venir nous séparer brutalement.

Un jour enfin nous pûmes échapper à sa surveillance. Nous étant donné rendez-vous dans le chemin des Grès-Rouges, au bord du torrent, nous parvînmes à nous trouver seuls. J’oubliais l’heure ; quand Maria essayait de me la rappeler, je lui parlais de notre amour, et elle-même bientôt à son tour l’oubliait.

Dès que les premières ombres de la nuit descendirent, il fallut nous séparer. Je pris, pour rentrer au village, le chemin le plus long, Maria le plus court.

En traversant la place de l’Église pour regagner la maison de mes parents, je vis toutes les femmes et toutes les jeunes filles de Tanneron qui levaient les bras au ciel, s’arrachaient les cheveux et poussaient des cris déchirants.

— Pourquoi tout ce désespoir ? demandai-je. Maria, qui s’était hâtée et connaissait déjà le motif de la désolation des femmes et des filles, s’approcha de moi et me dit :

— Elles pleurent parce que la maréchaussée de Grasse est