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les uns comme chez les autres, les lettres d’Héloïse, tout à la fois si précises dans leur but et si diverses de mouvement et de ton, sont fondues en une sorte de composition oratoire ou lyrique, sans réalité, sans vérité, sans objet.

Que se propose, en effet, l’Héloïse de Pope ? Elle en appelle à l’avenir ; digne fille du dix-huitième siècle, elle offre, en sujet de concours aux poëtes futurs, son cœur et ses souffrances : au plus sensible la palme ! C’est sur la même pensée que conclut Colardeau, qui, « sans s’assujettir au sens littéral du poëte anglais, toute traduction servile étant, à son sens, froide et languissante, s’est attaché à rendre, autant qu’il a pu, les beautés de l’original ; » il veut que, passant au pied du monument qui enferme les restes d’Héloïse et d’Abélard, le voyageur s’écrie :

… Ils s’aimèrent trop : ils furent malheureux ;
Gémissons sur leur tombe, et n’aimons pas comme eux[1].


Poussant plus librement encore Héloïse dans cette voie singulière, Bussy-Rabutin lui avait fait écrire résolûment : « Je suis décidée à publier en toutes les langues nos disgrâces, pour faire honte au siècle injuste qui ne nous a pas connus. Je n’épargnerai rien, puisque rien ne vous épargne, et je vous attirerai tant de pitié que l’on ne parlera plus de mon cher Abélard que la larme à l’œil[2]. »

Ainsi comprises, les lettres d’Héloïse, on le conçoit, ne sont plus qu’un thème de convention où peuvent se jouer toutes les fantaisies du talent. Celui que Pope a déployé est, au point de vue littéraire, incontestablement supérieur ; à ne regarder que les règles du genre, son épître est un chef-d’œuvre ; et l’on ne s’étonne pas qu’en un temps où l’art poétique de Boileau régnait souverainement sur les esprits, elle ait suffi à fonder sa réputation. D’autre part, la prose de Bussy-Rabutin ne manque pas d’agrément dans son laisser-aller. Même dans les vers de Colardeau, s’il est aisé de reconnaître, à l’expression décolorée, le produit d’une imitation greffée sur une imitation, on ne peut nier l’élégance générale du tour. Toutefois Bussy-Rabutin et Colardeau sont l’un et l’autre presque aussi loin de Pope, que Pope l’est lui-même du texte latin. Le poème du lyrique anglais, car c’est un poëme, commence méthodiquement par un

  1. Colardeau, Épitre.
  2. Lettres d’Héloïse à Abélard, I.