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chez les Sœurs de Saint-Charles. Car je ne retournerai plus en Amérique ; c’est en Europe, et en France si possible, que je veux achever ma vie de repentie, en me consacrant au soulagement des malades.

— Demain ?

— Demain. Nous nous voyons ce soir pour la dernière fois sur cette terre…

Raibaud respira avec force. Puis, son visage s’empourpra, ses poings se contractèrent. Après la stupeur du premier moment, son orgueil se cabrait. Il se crut dédaigné, presque bafoué ; et ses lèvres s’ouvraient pour prononcer des paroles amères et peut-être cruelles, lorsqu’il vit les yeux de Maud pleins de larmes. Alors, son cœur se fondit ; il n’eut plus de colère ni d’orgueil ; il se sentit malheureux et faible comme un petit enfant :

— Comme vous venez de me faire mal, Maud … Mais je rêve, n’est-ce pas ? Ce n’est pas vrai que vous allez partir, que je vais vous perdre à jamais ?…

— Je vais vous dire des choses qui vous paraîtront aussi cruelles, Jean… Des choses que vous ne voulez pas voir à présent, mais qui vous seraient fatalement apparues plus tard, trop tard. Je vais vous dire que si je n’avais pas fait le vœu que vous savez, mon devoir n’en aurait pas moins été de refuser l’immense bonheur et l’honneur immérité de devenir votre femme…

Il allait se récrier. Elle l’interrompit :

— Oh ! j’aurais accepté, je le sens bien. Si je n’avais pas été liée par ce vœu, j’aurais été sans force devant vos supplications ; et en acceptant de devenir votre femme, j’aurais fait votre malheur en même temps que le mien… Si… Si… Cela, vous le comprendrez plus tard. J’ai réparé, je le sais bien. J’ai même commencé à expier. Et pourtant, je n’ai pu m’empêcher de rougir tout à l’heure, en entendant cette femme parler de la complice de Sturner et de Fredo. Car moi aussi j’ai été leur complice, rien par la suite ne pourra faire que je n’aie pas été leur complice volontaire. Cela, vous n’auriez pas pu l’oublier plus que moi, ni vous, ni vos amis. Et puis, il n’y a pas que cette complicité… poursuivit Maud sourdement, en baissant un front empourpré. Il y a aussi mon passé, un passé trouble d’erreurs et de défaillances que je n’ai pas encore expié, et qui me rend indigne de vous. Votre tendresse et votre générosité vous font oublier ces choses, Jean. Mais elles n’en demeurent pas moins entre nous, et, plus tard, elles ressusciteraient fatalement, pour notre malheur à tous deux…

Il se taisait, n’essayant plus de protester, car, déjà, obscurément, et le cœur déchiré, il devait s’avouer qu’elle avait raison : même pardonnées, même expiés, il est certaines fautes ou certaines erreurs qui projettent leur ombre sur toute une vie ; et si fragile est le bonheur né d’un amour partagé que le seul souvenir d’une de ces erreurs ou d’une de ces fautes peut finir par en provoquer la ruine. Combien de larmes, combien de misères, combien de drames même sont nés de l’illusion passionnée d’un impossible oubli !…

Maud reprit :

— En vérité, je vous le dis : c’est Dieu lui-même qui, dans sa bonté prévoyante et souveraine, m’a inspiré le vœu qui nous contraint à la raison et à la sagesse. Nous allons être séparés, mais le véritable bonheur n’est pas sur cette terre, ni le véritable amour…