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cette angoisse imprécise qu’il lui est déjà arrivé d’éprouver, lorsque la voyant inexplicablement songeuse et triste, il pouvait la croire loin de lui… Elle l’aime pourtant. Il est sûr qu’elle l’aime…


À ce moment, dans le silence crépusculaire s’entend la voix haute d’Aramond :

— Ah voilà Mme Frossart… Allons, Madame Frossart, venez un peu me tenir compagnie…

La solitude doit commencer à peser à l’ingénieur, lequel n’est pas fâché de trouver quelqu’un qui va l’aider, ne fût-ce que quelques instants, à passer son ennui.

— C’est ça… répond la mère Frossart avec méfiance. Pour que vous me taquiniez encore… Et puis, il faut que j’achève ma vaisselle.

— Je ne vous taquinerai pas, Madame Frossart. Allons… Racontez-moi une histoire…

— Quelle histoire voulez-vous que je vous raconte, not’Monsieur ? Est-ce que je sais des histoires, moi ?

— Eh bien ! dites-moi ce que vous pensez de votre ancien maître.

L’ingénieur sait bien ce qu’il fait. Parler à la mère Frossart du pseudo- Govaërts équivaut à déclencher le mécanisme d’un phonographe. La digne femme lève les bras au ciel :

— Mon ancien maître ? Qu’on ne me parle plus de cet homme-là… En bonne justice, je n’ai pas à m’en plaindre… ajoute-t-elle aussitôt. Il a toujours été convenable et même gentil pour moi. Mais ce n’en était pas moins un mécréant, qui ne croyait ni à Dieu ni à diable, et j’aurais dû me méfier. Je m’en veux toujours de n’avoir pas deviné que tout ce qu’il me racontait, c’étaient des menteries.

— Tout le monde, à Mouzonville, y a été pris comme vous, Madame Frossart…

Mais celle-ci n’a pas entendu. Maintenant, la voilà partie ; et il serait plus facile d’empêcher l’eau du Mouzon de couler dans le petit rapide de la « Fossotte », que la mère Frossart de refaire pour la cinquantième fois un récit dont autour d’elle tout le monde a les oreilles rebattues :

— C’est comme le soir que vous savez, poursuit-elle les poings sur ses fortes hanches, le soir où la demoiselle qu’il faisait passer pour sa femme s’a sauvé. Il fallait être cruche comme je le suis pour croire à l’histoire de cambrioleurs que le monstre m’a servie pour expliquer les coups de feu qu’on avait entendus, ainsi que la fuite de Madame, et sa cheville brisée ou luxée. Puis, là-dessus, ne voyant pas revenir la créature qui était censée être sa cousine, il s’est douté que les choses allaient mal tourner, et il a fini par dire qu’on prépare l’auto, la grosse, afin qu’on le conduise à l’hôpital pour sa jambe, car il souffrait vraiment trop. Naturellement, il se fit accompagner d’Émile, soi-disant pour que celui-ci le soutienne pendant le trajet. Bref, ils sont partis tous les trois dans l’auto. Moi, j’attendais bêtement le retour tout au moins d’Émile et du chauffeur, pas trop rassurée, entre parenthèses, toute seule la nuit dans cette maison isolée, après cette histoire de cambrioleurs, lorsque je vois apparaître qui ? Le commissaire et les deux agents, qui m’apprennent la vérité. Je ne voulais pas les croire, et ils ont fini par me traiter de vieille folle.