Page:Abel Sibrès - Maud.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

existence médiocre, une amertume emplissait son cœur, une sourde rancune contre la vie et contre les hommes, un sentiment d’envie mauvaise qui englobait tous les heureux et surtout toutes les heureuses de ce monde.

Si sa mère avait vécu, peut-être, malgré tout, Maud eût-elle pu résister à l’influence de l’ambiance, aux tentations de l’exemple, et aussi à l’entraînement de sa propre nature. Mrs Clawbony était en effet catholique et pratiquante, et avait élevé son enfant dans sa foi. Tant qu’elle vécut son influence et son exemple réussirent à contre-balancer l’exemple et l’influence du dehors. Mais elle mourut, alors que Maud venait à peine d’avoir dix-sept ans. Et la jeune fille resta seule avec un père devenu alcoolique, à peine digne de son respect, et qui ne pouvait être pour elle ni un guide ni un appui.

Elle n’avait pas encore dix-huit ans lorsqu’elle connut Silas Sturner, rencontré par hasard au cours d’un voyage. L’aima-t-elle réellement ? Elle crut du moins l’aimer assez pour lui promettre de devenir sa femme, bien qu’à cette époque le jeune homme ne fût qu’un modeste employé.

Mais la guerre vint. Silas fut mobilisé, partit pour l’Europe. Maud reçut quatre lettres de lui. Puis plus rien…

La jeune fille s’informa, et finit par apprendre que son fiancé avait été officiellement porté au nombre des disparus. On sait dans quelles circonstances[1].

Elle attendit. Des mois s’écoulèrent, puis une année. L’on était toujours sans nouvelles de Sturner. Peu à peu, Maud s’habituait à l’idée de la mort de son fiancé, s’étonnant en elle-même du peu de chagrin qu’elle ressentait. Elle finit par comprendre qu’en réalité elle n’avait pas dû aimer Silas. Il lui avait plu, physiquement par sa beauté hautaine, moralement parce qu’elle sentait en lui une intelligence supérieure et dominatrice, qui lui inspirait confiance en son avenir. La pensée d’être aimée d’un tel homme, elle qui se savait à peine jolie, flattait aussi sa vanité. Mais surtout, il était un maître qu’obscurément elle redoutait, auquel, de caractère plutôt faible, elle n’osait résister, et qui lui avait comme imposé sa tendresse.

Quoi qu’il en fût, Maud finit par se lasser d’attendre un fiancé qu’autour d’elle tout le monde affirmait mort. Depuis longtemps déjà, un riche négociant de Chicago la poursuivait de ses assiduités. Elle finit par consentir à l’épouser, sans amour, uniquement par intérêt, pour pouvoir enfin vivre ce qu’elle appelait la vie des riches.

Riche, elle le fut quatre mois. Puis son mari, comme jadis son père, fit de mauvaises affaires. Lui, du moins, essaya de lutter. Mais il tomba malade et mourut ruiné.

Maud redevint libre. Mais en redevenant libre, elle était redevenue pauvre.


Entre temps, elle avait appris le retour imprévu de Sturner, que tout le monde croyait mort, et qui n’avait été que fou.

Tout d’abord, connaissant le caractère de Silas, Maud avait tremble, redoutant sa vengeance. Puis elle sut qu’il était venu à Chicago, où elle habitait alors, mais sans chercher à la voir, et se rassura un peu.

  1. Voir les Prétendants de Miss Strawford.