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Votre voiture est prête… avait affirmé cette fois le négociant en l’amenant près du véhicule aux lignes élégantes, d’apparence luxueuse, et dont les cuivres neufs brillaient comme de l’or. Et, cette fois, je ne vous bourre pas le crâne, avait-il cru devoir ajouter. Ayez la patience de donner à la peinture le temps d’achever de sécher, et demain vous pourrez essayer la « guimbarde ».

Satisfait par cette assurance — il aimait beaucoup conduire, — l’ingénieur s’en revenait, malgré la neige fondue, par le chemin des écoliers, lorsque, boulevard Haussmann il se heurta presque à Harry Simpson qui semblait flâner, solitaire et mélancolique, en fumant un de ces gros cigares américains qu’il affectionnait.

— Et l’on assure que Paris est grand ! dit gaiement Aramond de belle humeur en serrant la main de Harry. Vous êtes seul ?

— Seul je suis… répondit l’Américain.

— Ces dames ne sont donc pas sorties ?

— Trop mauvais.

— Le fait est qu’il fait un temps… J’espère que vous allez me permettre de vous offrir quelque chose de chaud dans ce café. À moins que vous ne préfériez venir avec moi rue Portalis ?…

Simpson sembla hésiter. Puis :

— No… dit-il. Pas rue Portalis. J’aime mieux le café.

Dans la salle surchauffée, où les glaces miroitaient sous la clarté des ampoules déjà allumées, assis en face d’Aramond devant le thé qu’il s’était fait servir, l’Américain resta d’abord silencieux.

L’ingénieur songea alors seulement à remarquer que son compagnon semblait soucieux, presque sombre.

À la fin, jetant son cigare :

Heureux de vous avoir rencontré, indeed, my dear boy… dit-il, entremêlant à son habitude d’anglais le mauvais français qu’il parlait. Just, j’avais quelque chose à dire à vous, ou à votre ami Norberat. Pas à Raibaud… ajouta-t-il, tandis que son visage s’assombrissait davantage encore.

Aramond pressentit une confidence intéressante. L’air attentif et sérieux, il attendit.

Pensif, Simpson préparait un autre cigare. Lorsqu’il l’eut allumé :

— Non pas que j’en veuille à Raibaud… reprit-il du même ton calme et comme résigné. Ce n’est pas sa faute si Mary s’est mise à l’aimer.

Saisi, Aramond allait protester. L’Américain l’arrêta du geste :

— Ne dites rien. Cela vous savez aussi bien que moi. J’ai assez souvent vu vous regarder ma fiancée, puis votre ami. Vous savez… répéta-t-il en regardant dans les yeux l’ingénieur, qui détourna la tête. Alors, je voulais vous dire cette chose : je suis décidé à partir…

— Comment ?… s’écria Aramond.

— Oui. À laisser à votre ami Raibaud le… le champ libre, comme vous dites en France. Depuis le commencement, votre ami Raibaud s’est conduit en gentleman. J’ai fini par me rendre compte des choses. Un vrai gentleman, très délicat, très chevaleresque. Il aime Mary, il sait que celle-ci l’aime, mais elle est ma fiancée, et il sait aussi que sa perte me rendrait très malheureux. Alors, il fait plus que l’éviter, il la décourage, par devoir, par amitié pour moi. C’est très beau… très beau. Mais je ne veux pas être