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Il y eut quelques instants d’un lourd silence. Puis, Mary releva un visage presque douloureux :

— Si je vous jurais qu’avant de vous connaître je n’ai jamais aimé personne ?

— Je vous ai vue presque folle d’angoisse, lorsque vous ignoriez le sort de Simpson… répondit-il simplement.

— Il ne me croit pas… murmura-t-elle avec découragement. Jamais il ne pourra me croire. Mais, du moins, reprit-elle, consentirez-vous à répondre à la question que je vais vous poser ? Celle-ci : vous me trouvez changée, n’est-ce pas ?

— Oui, avoua franchement le jeune homme.

— En bien… ou en mal ?

Et comme il hésitait :

— En d’autres termes, me préférez-vous telle que je suis à présent, ou regrettez-vous de me voir différente d’autrefois ? Vous ne répondez pas ?…

Il se taisait

— Vous me répondez pas ?… répéta-t-elle d’une voix altérée.

Gêné, il détourna les yeux. Elle pâlit.

— C’est bien, je sais ce que je voulais savoir.

Toujours silencieux, il se leva, s’inclina, et se dirigea vers la porte.

Elle s’était levée aussi, le regardait partir, la figure bouleversée.

Soudain, comme il arrivait près de la porte, elle se précipita, elle courut presque derrière lui. Et suppliante :

— Du moins, nous resterons toujours amis, n’est-ce pas ?

Il s’était retourné, et, sans pouvoir parler, il regardait douloureusement le doux visage angoissé.

À la fin, il balbutia :

— Toujours amis, oui. Mais rien qu’amis…


« Toujours amis, mais rien qu’amis… » Hélas ! il n’avait pas dépendu de lui d’être pour Mary autre chose qu’un ami.

Et tout en regagnant à pied la rue Portalis, Raibaud essayait d’analyser ses impressions, et de discerner à quels sentiments il avait obéi en repoussant la tendresse qui venait de s’offrir à lui d’une façon si inattendue.

Il était vrai que la richesse de Mary constituait un obstacle sérieux pour l’orgeuil de Raibaud, de même que le souvenir de l’ancien — et indéniable — amour de la même Mary pour Simpson. Mais l’attitude du docteur avait eu aussi d’autres causes, d’ailleurs jusque-là presque irraisonnées.

À Raibaud, comme à Aramond, Mary, en effet, apparaissait moralement changée, et le jeune homme reconnaissait de moins en moins en elle la créature si chère à laquelle i lavait en secret voué un culte dans son cœur.

Il en était venu à éprouver des sentiments bizarres, absolument contradictoires. Il se sentait attiré vers Mary, puis, lorsqu’elle était là, quelque chose l’en éloignait. Il le regardait : c’était elle, il le retrouvait. Mais qu’il fermât les yeux, et il revoyait l’ancienne Mary, à la fois semblable et différente, et celle-ci lui faisait regretter celle-là…

Peut-être, sans s’en rendre compte, Raibaud ne regrettait-il qu’un beau rêve, trop fragile pour affronter l’épreuve de la réalité…