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pour le bonheur de laquelle ils s’étaient exposés aux plus angoissants des périls afin de sauver et lui rendre son fiancé.

L’avaient-ils aimée ?

Lorsqu’ils songeaient à elle, c’était à peine en eux de la tristesse, une mélancolie nuancée de regrets résignés, pareille à celle que vous laisse au réveil le souvenir d’un beau rêve. Épuré par le sacrifice, idéalisé par l’absence et l’éloignement, leur amour, s’il avait existé, s’était mué en une tendresse jour après jour plus délicate et plus subtile. Pour les trois jeunes gens, elle était devenue une sœur de rêve, pareillement chérie et pareillement inaccessible ; et sans le dire, il leur avait plu de sacrifier leur orgueil d’homme en acceptant une fortune dont ils ne pouvaient douter qu’elle venait d’elle, parce qu’il leur était doux de penser que c’était à elle qu’il devaient d’être riches…

— Mais enfin, à ton avis, docteur, que peut-elle avoir ? interrogea Aramond. Le professeur ne donnait aucune précision.

— Étant donné le tempérament robuste et parfaitement équilibré que je lui crois, rien de grave, à mon avis… répondit Raibaud. Tout au plus un état passager de dépression nerveuse consécutive aux émotions éprouvées à Vittel, lors de la disparition de son fiancé.

Il y eut un silence. Puis Norberat prononça rêveusement, en faisant tomber la cendre de sa cigarette :

— Quand on pense à cette histoire-là, tout de même…

— Oui, dit Raibaud. Il fait meilleur ici que dans la cave du Crochet, hein ?

— Un peu… répondit laconiquement Aramond.

Tous trois évoquèrent intérieurement le souvenir des périphétues angoissantes de leur captivité dans la prison insoupçonnée qui avait failli devenir leur tombeau, et dont ils n’étaient sortis que par un miracle d’audace.

— Lorsque j’évoque ces souvenirs-là, reprit bientôt le docteur, savez-vous quel est le sentiment qui domine en moi ? Eh bien ! c’est l’humiliation. Car, enfin, nous nous sommes fait rouler comme des enfants par cet infernal Fredo.

— Lequel doit, remarque-le bien, en dire autant de nous. Car, enfin, qui a gagné la belle, sinon nous, en arrachant Simpson au sot que lui réservait Stuner ?

— Très juste. Et Stuner a une revanche à prendre sur nous. Mais nous, nous avons une revanche à prendre sur Fredo.

— Bah ! fit l’insouciant Norberat ; Fredo et Stuner doivent être loin. Laissons donc cette vieille histoire, qui menace de faire bâiller Mlle Thérèse…

— Mais pas du tout ! protesta la jeune fille.

De quatre ans plus jeune que son frère, Thérèse Aramond était une châtaine aux yeux couleurs d’ardoise, vive et rieuse, qui cachait sous des apparences mutines une nature réfléchie et beaucoup de jugement.

À peine arrivée rue Portalis, elle s’était avérée maîtresse de maison idéale, et avait tout de suite conquis la sympathie des amis de son frère, avec lesquels elle vivait sur le pied d’une camaraderie cordiale.

— Pas du tout !… répéta-t-elle. Et cette vieille histoire, comme vous