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— Il n’est pas douteux que cette fortune nous vient de Miss Strawford, désireuse de nous obliger tout en ménageant notre amour-propre. Or, amour-propre, ou plus exactement faux amour-propre mis à part, pourquoi n’accepterions-nous pas — dans les conditions où il est fait — ce cadeau princier de Miss Strawford ? Riche comme elle l’est, ce don ne constitue pas pour elle un sacrifice. Elle ne s’appauvrit pas pour nous, il n’en résultera pour elle aucune gêne matérielle. D’autre part, comme je la connais, il est certain qu’elle ne se croit pas pour cela quitte envers nous : elle sait qu’il est des services que tous les millions du monde ne suffiraient pas à payer. Pour elle — comme pour Simpson, du reste, — sa dette de reconnaissance reste entière. Mais nous sommes devenus ses amis, et il lui plaît certainement, à elle si bonne, de savoir ses amis tout à fait heureux en devenant riches, et non pas uniquement pour la richesse elle-même, mais parce que la richesse va enfin permettre à chacun de nous de réaliser son ambition. C’est ainsi que Miss Strawford a raisonné, n’en doutez pas.

— Je n’en doute pas… dit Norberat.

— Ni moi… avoua Raibaud. Mais…

— Mais tu trouves humiliant de devoir la fortune à une femme, n’est-ce pas ?

Et comme Raibaud faisait oui de la tête :

— Et cependant, il n’y a pas très longtemps — souviens-toi de ta profession de foi de Schirmeck[1] — il n’y a pas très longtemps, tu te disais décidé, pour arriver, à épouser une femme riche, même sans amour…

— Ce n’est pas la même chose, répondit le docteur : une femme qu’on épouse devient une associée. Tandis que, pour nous, Miss Strawford reste en somme une étrangère.

— Je proteste. Diras-tu que Simpson est toujours pour nous un étranger ? Non, n’est-ce pas ? car il est à présent notre ami. Or, Miss Strawford est devenue pour nous une amie, au même titre que son fiancé. Et il n’y a aucune humiliation, que je sache, à devoir des obligations à ses amis, surtout lorsque ceux-ci, comme c’est le cas, sont assez affectueusement délicats pour ménager les susceptibilités de ceux qu’ils désirent obliger. N’oubliez pas, en effet, que malgré tout, et officiellement, nous ignorons d’où nous vient cette fortune, et qu’il est certain que Miss Strawford se défendra d’être pour quelque chose dans ce don princier.

Et comme ni Norberat ni même Raibaud ne répondaient :

— D’un autre côté, admettons que cette fortune nous vienne d’un étranger. Quelle raison sérieuse aurions-nous pour la refuser ? Je raisonne en homme positif, moi. Certes, il faut de la fierté dans la vie. Mais pas trop n’en faut. Je crois sincèrement que je préférerais mourir de faim plutôt que de demander l’aumône. Mais que quelqu’un vienne me dire : « J’ai de l’argent dont je ne sais que faire ? Partageons… » et je répondrai : « Pourquoi pas ? » À condition, bien entendu, que l’homme me paraisse digne d’estime, et que l’argent ait une origine honnête. En somme, il n’y a que ceux qui n’ont ont pas qui disent du mal de l’argent et nul ne peut s’en passer. À mon avis, on peut parfaitement aimer l’argent tout

  1. Voir les Prétendants de Miss Strawford