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A LA PLUS BELLE



I


LA RANCE


J’avais un frère aîné qui était un saint ici-bas. Il marchait doux et ferme dans la vie. Dieu lui avait donné d’amères tristesses. Il adorait la volonté de Dieu. Que de fois pourtant je vis sa tête, chauve avant l’âge, s’incliner sous le poids des découragements mystérieux !

J’étais enfant lorsqu’il pensait déjà, c’est-à-dire, hélas ! alors qu’il souffrait. Je m’étonnais de voir la gaîté vive succéder en lui brusquement à de longs silences où son regard distrait s’était baigné dans le vide. Il riait de si grand cœur ! Un homme peut-il être triste et gai ? heureux et à la fois malheureux ? Pauvre frère ! ami si cher ! la mort l’a pris et je ne l’ai pas vu à sa dernière heure.

Je vins, une nuit d’hiver, à Saint-Malo, la ville lugubre et parcimonieuse où pas une goutte d’huile[1] n’est dépensée à éclairer le passant qui s’égare : je vins, cherchant dans les ténèbres la maison de mon frère. Jadis, quand j’arrivais, savais-je si la ville avare et marchande était ou non éclairée ? mon frère était là qui m’attendait et qui me conduisait au logis.

Cette fois personne !

  1. Il y a longtemps maintenant que Saint-Malo est éclairé au gaz comme tout le monde.