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Bruno. Ses ennemis (qui n’a pas d’ennemis en ce monde méchant ?) l’avaient surnommé Bruno la Bavette.

Ce sobriquet faisait allusion au flux de paroles qui était la maladie chronique, incurable de l’excellent moine convers.

C’était à peu près l’heure où s’achevait le dîner des maîtres au manoir du Roz. Frère Bruno était seul dans sa cellule, ce qui ne l’empêchait point de causer très activement.

— Oui, oui, bien ! disait-il en arrangeant les draps de sa dure couchette ; oui, oui, oui… oui, oui… oui ! C’est moi qui me trompais, j’en conviens ; c’est tout ce que peut faire un homme !… Et en voilà assez, n’est-ce pas ? Puisque j’avoue que je me suis trompé, c’est fini ! Errare humanum, comme dit le prieur : perseverare autem diabolicum. Quoiqu’on se trompe souvent de bonne foi ! Et alors… mais voilà ! Je croyais que c’était en l’an vingt-huit, et je me rappelle bien à présent que c’était avant ma querelle avec Benoît de Gévezé, qui me donna un coup de cisaille à couper les haies, pour ce que j’avais crié à sa ménagère en sortant de vêpres : Dieu vous garde ma jolie Catiche ! Et ça me fait souvenir de son frère… le frère de Catiche, s’entend, qui était pour lors le beau-frère de Benoît et qui s’appelait… qui s’appelait…

— Bernard, pardienne, mon vieux !

— Non, mon fils, ce n’était pas Bernard…

— Mais si…

— Que nenni ! que nenni ! Je n’ai pas la berlue !

— Est-il entêté, ce vieux baudet !

— Bon te voilà parti ! Tu te mets en colère pour rien ! on discute et on ne se fâche pas ! C’est ma manière à moi… Si tu veux te fâcher, je n’en suis plus.

L’interlocuteur à qui frère Bruno avait avoué loyalement qu’il se trompait était frère Bruno la Bavette. L’homme à qui frère Bruno reprochait avec modération ses emportements était pareillement frère Bruno.

Le bonhomme était arrivé à cette suprême perfection de la science bavarde qui se passe de la réplique ou plutôt qui se la donne. Narcisse s’admirait dans le cristal des fontaines. Le