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ASSEMBLEE NATIONALE — 1ère SEANCE DU 16 JUILLET 1953

Nation, au cours desquels ont été tués sept manifestants, dont six Algériens musulmans. Aussi, en raison du temps qui m’est imparti, je n’en referai pas le récit.

Je veux, au nom du peuple algérien, saluer la mémoire de tous nos frères, Français et Algériens, tombés place de la Nation sous les coups et les balles de la police et élever la plus véhémente protestation contre les actes de brutalité inouïe accomplis le 14 juillet par cette police dont, monsieur le ministre de l’intérieur, vous êtes le chef.

Les victimes, tuées ou blessées, l’on été, en effet, par des balles de la police et se trouvent essentiellement parmi les manifestants. Les policiers blessés sont peu nombreux et ne l’ont pas été par des armes.

Cependant, rien ne permettait à la police d’intervenir. Toutes les dispositions avaient été prises pour ne lui donner aucun prétexte à intervention. Le caractère de la manifestation était très digne.

Le groupe des Algériens, très acclamé à son passage faubourg Saint-Antoine par la population massée sur les trottoirs, s’était fait remarquer par son calme et sa discipline.

Les mots d’ordre concernaient uniquement la défense des libertés démocratiques. Il avait été tenu compte de tout ce que la police avait donné comme prétextes lors des précédents incidents, mais la police que ne manque jamais une occasion de manifester sa haine raciale contre les Algériens ne pouvait supporter, dans une manifestation très large, que des milliers de musulmans communient avec leurs frères de France.

À de multiples reprises, à cette tribune, nous avons montré par des faits concrets, les conditions abominables qui sont imposées, dans tous les domaines, aux 400.000 Algériens musulmans que le colonialisme a obligés à quitter leur pays, l’Algérie. (Exclamations à droite et à l’extrême droite.)

Nous avons dénoncé les brimades dont ils sont victimes chaque jour.

Nous donnerons sur toutes ces questions, une fois de plus, au moment de la discussion de l’interpellation, toutes les précisions. En attendant, je veux seulement dire que les tueries du 14 juillet s’inscrivent au compte de la politique de répression colonialiste que connaît le peuple algérien. Mais ceux qui ont essayé de porter un mauvais coup au mouvement qui unit de plus en plus les démocrates français et algériens contre l’arbitraire et l’injustice, pour le respect des libertés en France comme en Algérie, se trompent. Ils en seront pour leurs frais et leur honte.

Au contraire, l’union des démocrates français et algériens qui, le 14 juillet, a été baignée dans le sang d’honnêtes travailleurs français et algériens, sera scellée à jamais dans un même souvenir qui en fait des martyrs de la liberté. Leur suprême sacrifice ne sera pas vain, il est un exemple de plus qui montre la voie de l’amitié et de la fraternité des peuples.

Unis comme leurs fils tombés côte à côte place de la Nation, le peuple de France et le peuple algérien exigeront toutes les mesures de justice qui s’imposent à la suite de ces événements sanglants. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le président. La parole est à M. Rabier. (Applaudissements à gauche.)

M. Maurice Rabier. Mesdames, messieurs, les événements sanglants qui se sont déroulés le 14 juillet, place de la Nation, ont également créé une grosse émotion en Algérie et, plus particulièrement, vous le comprenez bien, dans les milieux musulmans.

Cela s’explique d’autant plus facilement que les bruits les plus contradictoires y circulent, sans parler de l’utilisation que certains font, dans la presse et pour leur propagande, de ces incidents tragiques dont ils analysent le déroulement au mieux de leurs intérêts politiques, qu’ils soient communistes, séparatistes ou racistes impénitents.

Ces regrettables confusions ne serviront d’ailleurs ni les intérêts de la justice ni ceux des Algériens qui travaillent dans la métropole.

Je constate, d’ailleurs, que les dirigeants communistes qui avaient la direction et la responsabilité de la manifestation ont cru devoir laisser les Algériens en cohorte particulière et, qui mieux est, à la queue de leur manifestation. (Applaudissements à gauche et au centre. — Protestations à l’extrême gauche.)

M. Georges Cogniot. Ce n’est pas vrai !

M. André Pierrard. C’est inexact.

M. Maurice Rabier. Sur l’organisation de cette manifestation, je suis exactement de l’avis de Maurice Thorez, et vous le savez bien.

M. Jean Pronteau. Ils étaient au milieu du défilé.

M. Maurice Rabier. Cette disposition n’a rien de fraternel, si je puis dire. Elle est, par surcroît, le témoignage d’une témérité pour le moins étonnante.

Mais personne n’est dupe. Les manifestants algériens auraient dû être au moins mieux protégés puisqu’ils étaient, assure-t-on, particulièrement visés. Ils auraient dû se trouver mêlés par catégories professionnelles, ou politiques, ou culturelles, à la masse des manifestants, et non pas être laissés seuls et insuffisamment appuyés par des militants responsables. (Applaudissements à gauche.)

On est porté à croire que le parti communiste a été particulièrement séduit par l’avantage politique que pouvait lui offrir cet ordonnancement spectaculaire du défilé.

Mais, par ailleurs, monsieur le ministre de l’intérieur, nous ne pouvons oublier le fait essentiel que le service d’ordre a tiré sur les manifestants et qu’il a tiré sans sommations.

Cela est impardonnable. Quand je parle ainsi, je ne veux ni ne puis mettre en cause les agents ou les gardes qui ont pu, à certain moment de ces incidents, se trouver ou se croire en danger de mort. Je vise ceux qui les ont placés dans cette terrible situation, ceux qui sont leurs chefs, jusqu’au sommet. (Applaudissements à gauche.)

Une manifestation doit avoir suffisamment de place pour se détendre et se dissoudre. Il est inutile et, par surcroît, dangereux de mettre la police nez à nez avec des manifestants échauffés par la marche, par l’ambiance ou, pour cette fois, par surcroit, contrariés par la pluie.

Même si, en pareille circonstance, un choc se produit, n’y a-t-il pas moyen d’éviter le pire, le plomb pour l’homme, même si un provocateur quelconque — ce qui n’est pas du tout prouvé en l’occurrence — s’avise de tirer, par malheur, sur le service d’ordre ?

Monsieur le ministre, on a pêché chez vous par excès de vigilance en manquant totalement de vigilance ! Ce que je dis n’a rien de paradoxal. On s’est créé sa sécurité à soi, quelque peu rudimentaire, puérile même. On a cru à l’efficacité de la présence policière trop apparente, trop proche.

Le devoir de la police est de protéger les citoyens contre les excès des autres, et, ce faisant, contre ses propres excès de zèle.

Le bilan de cette tragique soirée laisse apparaître qu’on a stupidement placé le service d’ordre dans une situation difficile et que l’on a ainsi pu le contraindre à réagir comme il l’a fait. C’est en tout cas ce qu’il peut affirmer, même si cette affirmation peut, pour certains, cacher le zèle à réagir trop promptement, trop violemment ou sans tact à l’égard de gens enfreignant une consigne que j’ai déjà dénoncée comme étant trop étriquée, sans générosité.

Je voudrais ici, très rapidement, aborder le problème de votre stratégie politique qui est constamment faussée par la peur. Vous confondez manifestation avec révolution. Dès qu’une portion de peuple manifeste, vous lui placez le corset de force, vous la paralysez et vous l’excédez, Vous voudriez presque lui interdire de faire ses expériences, de penser ou d’agir. Vous voudriez même lui interdire l’occasion de pratiquer une politique et de la reconnaître fausse ensuite.

La véritable politique d’une nation libérale, démocratique, consiste, au contraire, à laisser la liberté de mouvement au peuple et à lui donner l’espace nécessaire pour ce mouvement. Cela, monsieur le ministre, ce n’est pas de l’anarchie, c’est la tolérance dans le respect de la loi.

Puis, il ne faut jamais commettre la tragique erreur de confondre les chefs et les foules. Plus particulièrement dans le cas qui nous préoccupe si douloureusement aujourd’hui, cela aussi devient de la stratégie à rebours.

En dépit des responsabilités que vous voudriez établir en partant d’une enquête sur le déroulement des incidents eux-mêmes, il demeure que l’on a trop souvent remarqué la promptitude avec laquelle on isole ou on maltraite les Nord-Africains.

Cela tient d’un désagréable préjugé qui procède lui-même d’un racisme qu’il nous faut démasquer et combattre avec énergie.