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des idées

seuls ou avec leur corps d’un globe dans l’autre sans qu’ils s’en aperçussent ; mais, soit qu’on les transfère ou qu’on les laisse, que dira-t-on de leur personne ou de leur soi suivant vos auteurs ? Sont-ils deux personnes ou la même, puisque la conscience et les apparences internes et externes des hommes de ces globes ne sauraient faire de distinction ? Il est vrai que Dieu et les esprits capables d’envisager les intervalles et rapports externes des temps et des lieux et même les constitutions internes, insensibles aux hommes des deux globes, pourraient les discerner ; mais, selon vos hypothèses, la seule consciosité discernant les personnes sans qu’il faille se mettre en peine de l’identité ou diversité réelle de la substance ou même de ce qui paraîtrait aux autres, comment s’empêcher de dire que ces deux personnes qui sont en même temps dans ces deux globes ressemblants, mais éloignés l’un de l’autre d’une distance inexprimable, ne sont qu’une seule et même personne ; ce qui est pourtant une absurdité manifeste ? Au reste, parlant de ce qui se peut naturellement, les deux globes semblables et les deux âmes semblables des deux globes ne le demeureraient que pour un peu de temps. Car, puisqu’il y a une diversité individuelle, il faut que cette différence consiste au moins dans les constitutions insensibles, qui se doivent développer dans la suite des temps.

§ 26. Ph. Supposons un homme puni présentement pour ce qu’il a fait dans une autre vie et dont on ne puisse lui faire avoir absolument aucune conscience ; quelle différence y a-t-il entre un tel traitement et celui qu’on lui ferait en le créant misérable ?

Th. Les platoniciens, les origénistes, quelques Hébreux[1] et autres défenseurs de la préexistence des âmes ont cru que les âmes de ce monde étaient mises dans des corps imparfaits, afin de souffrir pour les crimes commis dans un monde précédent. Mais il est vrai que, si on n’en sait point ni n’en apprendra jamais la vérité, ni par le rappel de sa mémoire, ni par quelques traces, ni par la connaissance d’autrui, on ne pourra point l’appeler un châtiment selon les notions ordinaires. Il y a pourtant quelque lieu de douter, en par-

  1. Les Hébreux dont parle ici Leibniz, et auxquels il a déjà fait allusion plus haut, sont les cabbalistes. Au reste, l’idée de la préexistence était déjà répandue en Judée au temps de Jésus-Christ, comme le prouve ce passage de l’Èvangile : « En passant, Jésus vit un homme qui était aveugle de naissance, et ses disciples lui demandèrent : Pour quel péché cet homme est-il né aveugle ? Est-ce pour les siens ou pour ceux de ses parents ? » P. J.