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des idées

mais d’autres créatures pourront aller plus avant. Et, si nous pouvions transformer nos yeux mêmes, ce que nous faisons effectivement en quelque façon selon que nous voulons voir de près ou de loin, il faudrait que nous eussions quelque chose de plus propre à nous qu’eux, pour les former par son moyen, car il faut au moins que tout se fasse mécaniquement, parce que l’esprit ne saurait opérer immédiatement sur les corps. Au reste, je suis aussi d’avis que les génies aperçoivent les choses d’une manière qui ait quelque rapport à la nôtre, quand même ils auraient le plaisant avantage, que l’imaginatif Cyrano[1] attribue à quelques natures animées dans le soleil, composées d’une infinité de petits volatiles qui, en se transformant selon le commandement de l’âme dominante, forment toutes sortes de corps. Il n’y a rien de si merveilleux que le mécanisme de la nature ne soit capable de produire ; et je crois que les savants Pères de l’Église ont eu raison d’attribuer des corps aux anges.

§ 15. Ph. Les idées de penser et de mouvoir le corps, que nous trouvons dans celle de l’esprit, peuvent être conçues aussi nettement et aussi distinctement que celles d’étendue, de solidité et de mobilité que nous trouvons dans la matière.

Th. Pour ce qui est de l’idée de la pensée, j’y consens ; mais je ne suis pas de cet avis à l’égard de l’idée de mouvoir des corps, car, suivant mon système de l’harmonie préétablie, les corps sont faits en sorte qu’étant mis, une fois en mouvement, ils continuent d’eux mêmes selon que l’exigent les actions de l’esprit. Cette hypothèse est intelligible, l’autre ne l’est point.

Ph. Chaque acte de sensation nous fait également envisager les choses corporelles et spirituelles ; car, dans le temps que la vue et l’ouïe me font connaître qu’il y a quelque être corporel hors de moi, je sais d’une manière encore plus certaine qu’il y a au dedans de moi quelque être spirituel qui voit et qui entend.

Th. C’est très bien dit, et il est très vrai que l’existence de l’esprit est plus certaine que celle des objets sensibles.

§ 19. Ph. Les esprits non plus que les corps ne sauraient opérer qu’où ils sont en divers temps et différents lieux ; ainsi je ne puis qu’attribuer le changement de place à tous les esprits finis.

  1. Cyrano de Bergerac, écrivain et poëte du xvie siècle, né en 1620 dans le Périgord, mort en 1655. Son Voyage dans la Lune et son Histoire comique des États et Empires du Soleil, contiennent, au milieu de beaucoup d’extravagances, quelques idées philosophiques, et, en particulier, une connaissance assez exacte de la philosophie de Descartes. P. J.