Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 6.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand, par le travail, l’ordre, l’économie, une famille s’élève de degré en degré vers ces régions sociales où les goûts deviennent de plus en plus délicats, les relations plus polies, les sentiments plus épurés, l’intelligence plus cultivée, qui ne sait de quelles douleurs poignantes est accompagné un retour de fortune qui la force à descendre ? C’est qu’alors le corps ne souffre pas seul. L’abaissement rompt des habitudes qui sont devenues, comme on dit, une seconde nature ; il froisse le sentiment de la dignité et avec lui toutes les puissances de l’âme. Aussi il n’est pas rare, dans ce cas, de voir la victime, succombant au désespoir, tomber sans transition dans un dégradant abrutissement. Il en est du milieu social comme de l’atmosphère. Le montagnard habitué à un air pur dépérit bientôt dans les rues étroites de nos cités.

J’entends qu’on me crie : Économiste, tu bronches déjà. Tu avais annoncé que ta science s’accordait avec la morale, et te voilà justifiant le sybaritisme. — Philosophe, dirai-je à mon tour, dépouille ces vêtements qui ne furent jamais ceux de l’homme primitif, brise tes meubles, brûles tes livres, nourris-toi de la chair crue des animaux, et je répondrai alors à ton objection. Il est trop commode de contester cette puissance de l’habitude dont on consent bien à être soi-même la preuve vivante.

On peut critiquer cette disposition que la nature a donnée à nos organes ; mais la critique ne fera pas qu’elle ne soit universelle. On la constate chez tous les peuples, anciens et modernes, sauvages et civilisés, aux antipodes comme en France. Sans elle il est impossible d’expliquer la civilisation. Or, quand une disposition du cœur humain est universelle et indestructible, est-il permis à la science sociale de n’en pas tenir compte ?

L’objection sera faite par des publicistes qui s’honorent d’être les disciples de Rousseau. Mais Rousseau n’a jamais