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sorte que nous finissons par voir dans la première toute la nation ?

Je ne puis m’empêcher de croire que chez les Grecs, comme chez les Romains, comme dans le moyen âge, l’humanité était faite comme aujourd’hui, c’est-à-dire assujettie à des besoins si pressants, si renaissants, qu’il fallait s’occuper d’y pourvoir sous peine de mort. Dès lors je ne puis m’empêcher de croire que c’était, alors comme aujourd’hui, l’occupation principale et absorbante de la portion la plus considérable du genre humain.

Ce qui paraît positif, c’est qu’un très-petit nombre d’hommes étaient parvenus à vivre, sans rien faire, sur le travail des masses assujetties. Ce petit nombre d’oisifs se faisaient construire par leurs esclaves de somptueux palais, de vastes châteaux ou de sombres forteresses. Ils aimaient à s’entourer de toutes les sensualités de la vie, de tous les monuments des arts. Ils se plaisaient à disserter sur la philosophie, la cosmogonie ; et enfin ils cultivaient avec soin les deux sciences auxquelles ils devaient leur domination et leurs jouissances : la science de la force et la science de la ruse.

Bien qu’au-dessous de cette aristocratie il y eût les multitudes innombrables occupées à créer, pour elles-mêmes, les moyens d’entretenir la vie, et, pour, leurs oppresseurs, les moyens de les saturer de plaisirs ; — comme les historiens n’ont jamais fait la moindre allusion à ces multitudes, nous finissons par oublier leur existence, nous en faisons abstraction complète. Nous n’avons des yeux que pour l’aristocratie ; c’est elle que nous appelons la société antique ou la société féodale ; nous nous imaginons que de telles sociétés se soutenaient par elles-mêmes, sans avoir recours au commerce, à l’industrie, au travail, au vulgarisme ; nous admirons leur désintéressement, leur générosité, leur goût pour les arts, leur spiritualisme, leur dé-