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est là qui nous condamne aux yeux du monde. Quel est donc le prétexte du monopole du sucre ? On ne peut pas dire qu’il est établi dans l’intérêt du trésor, ni dans celui des fermiers anglais, ni dans celui des nègres des Antilles ? Quel est donc le prétexte qu’on met en avant ? que nous ne devons pas acheter du sucre-esclave[1].

Je crois que l’ambassadeur du Brésil est ici présent, et sans le blesser, je puis lui faire jouer un rôle dans une petite scène avec le ministre du commerce. Son Excellence est admise à une audience avec toute la courtoisie due à son rang. Il présente ses lettres de créance, et annonce qu’il vient pour arranger un traité de commerce. Il me semble voir le ministre prendre une altitude recueillie, solennelle et religieuse[2] (rires) et dire : « Vous êtes du Brésil. Nous serions heureux de faire des échanges avec votre pays, mais nous ne pouvons, en conscience, recevoir des produits-esclaves. » Son Excellence entend bien les affaires (cela est assez ordinaire aux gens qui viennent du dehors pour traiter avec nous). (Écoutez ! écoutez !) « Eh bien, dit-elle, nous verrons à vous payer de quelque autre manière. Qu’avez-vous à nous vendre ? — Des étoffes de coton, dit le ministre, nous sommes en ce genre les plus grands pourvoyeurs du monde. — Du coton, s’écrie l’ambassadeur, et d’où le tirez-vous ? — Des États-Unis. — Et est-il produit par des esclaves ou par des hommes libres ? » Je vous laisse à penser la réponse et la contenance de notre président du Board of trade. (Applaudissements.) (Ici quelque confusion se manifeste dans la salle par suite de la chute d’un banc.) Ne vous effrayez pas, dit M. Cobden, c’est le présage et le symbole de la chute des monopoleurs. (Éclats de rire.) — Y en a-t-il quelques-uns parmi vous dont l’humanité et les sympathies se soient laissé prendre à ces clameurs contre le sucre-esclave !

  1. Slave-grown sugar, free-grown sugar. Il faudrait traduire sucre produit par les esclaves, ou par les hommes libres. Pour abréger, je me suis permis ces néologismes : Sucre-esclave, sucre-libre.
  2. Ce ministre était M. Gladstone, que l’on sait être sorti depuis des affaires pour des scrupules religieux.