Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 3.djvu/127

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rine moment où un des navires de l’émigration s’apprêtait à entreprendre son funèbre voyage ? (Écoutez !) Ont-ils vu les pauvres émigrants s’asseoir pour la dernière fois sur les dalles du quai, comme pour s’attacher jusqu’au moment suprême à cette terre où ils ont reçu le jour ? (Écoutez ! écoutez !) Avez-vous considéré leurs traits ? Oh ! vous n’avez pas eu à vous informer de leurs émotions, car leur cœur se peignait sur leur visage ! Les avez-vous vus prendre congé de leurs amis ? Si vous l’aviez vu, vous ne parleriez pas légèrement d’un système d’émigration forcée. Pour moi, j’ai été bien des fois témoin de ces scènes déchirantes. J’ai vu des femmes vénérables disant à leurs enfants un éternel adieu ! J’ai vu la mère et l’aïeule se disputer la dernière étreinte de leurs fils. (Acclamations.) J’ai vu ces navires de l’émigration abandonner la Mersey pour les États-Unis ; les yeux de tous les proscrits se tourner du tillac vers le rivage aimé et perdu pour toujours, et le dernier objet qui frappait leurs avides regards, alors que leur terre natale s’enfonçait à jamais dans les ténèbres, c’étaient ces vastes greniers, ces orgueilleux entrepôts (véhémentes acclamations), où, sous la garde, j’allais dire de notre reine, — mais non, — sous la garde de l’aristocratie, étaient entassées comme des montagnes, des substances alimentaires venues d’Amérique, seuls objets que ces tristes exilés allaient chercher au delà des mers. (Applaudissements enthousiastes.) Je ne suis pas accoutumé à faire du sentiment ; on me dépeint comme un homme positif, comme un homme d’action et de fait, étranger aux impulsions de l’imagination. Je raconte ce que j’ai vu. J’ai vu ces souffrances, oui, et je les ai partagées ! et c’est nous, membres de la Ligue, nous qui voulons aider ces malheureux à demeurer en paix auprès de leurs foyers, c’est nous qu’on dénonce comme des gens cupides, comme de froids économistes ! Quelles seraient vos impressions, si un vote du Parlement vous condamnait à l’émigration, non point à une excursion temporaire, mais à une éternelle séparation de votre terre natale ! Rappelez-vous que c’est là, après la mort, la plus cruelle pénalité que la loi inflige aux criminels ! Rappelez-vous aussi que les classes populaires ont des liens et des affections comme les vôtres, et peut-être